2° « L'Évangile, les chrétiens et les enjeux de société »


II. LES NOUVEAUX ENJEUX DE SOCIÉTÉ

François Desouches

Le sondage ISL réalisé en septembre 1999, par les Semaines Sociales en partenariat avec La Vie et La Croix, corrobore l'observation courante : les Français sont inquiets, plutôt pessimistes sur l'évolution de la société ; ils estiment que le respect de la personne humaine est en danger, tant à cause d'une économie mondialisée qui « broie l'homme », que d'un progrès scientifique qui les fascine autant qu'il attise leurs craintes. Le monde leur paraît dériver, sans pilote, marqué par des inégalités renforcées, menacé par des risques et des violences d'un type nouveau. Ils constatent une perte généralisée du lien social et une tendance aux replis identitaires destructeurs de solidarité.

Ces sentiments et ces craintes, répandus bien au-delà de nos frontières, les chrétiens les partagent, comme tout un chacun. Mais leur foi leur interdit d'emprunter les chemins stériles de la désespérance et la voie paresseuse des imprécations qui tiennent lieu d'analyse. À l'entrée dans le nouveau siècle, leur approche des grands enjeux de société s'articule autour des quatre préconisations suivantes :

Pour humaniser la mondialisation, ce n'est pas moins, mais mieux d'économie de marché qu'il faut. Gouverner les forces de la mondialisation, suppose que l'on réforme les institutions internationales existantes pour les mettre au diapason des enjeux et des hommes du XXIe siècle.

C'est l'éducation, et en particulier celle de l'éthique de responsabilité, qui peut permettre que la personne humaine soit au coeur de la révolution scientifique et technologique actuelle. C'est par la reconnaissance des différences entre les personnes et les cultures que l'on peut reconstruire les solidarités, et inventer le lien social de la société mondialisée.

Mettre l'homme au coeur de l'économie de marché Le XXIe siècle s'ouvre sur le triomphe généralisé du marché. L'espace ouvert aux échanges commerciaux s'est élargi à de nouveaux pays et continents (Amérique latine, ex-bloc communiste, Asie de l'Est, Afrique, mais dans une moindre mesure pour cette dernière). La concurrence étendue à l'échelle du monde devient la loi universelle des entreprises.

L'argent circule librement et recherche les arbitrages les plus rentables, donnant ainsi au mouvement actuel de la mondialisation, une coloration largement financière. La révolution des technologies de l'information et des télécommunications a fait de la planète un village. Cette évolution ne devrait-elle pas être saluée comme une étape, d'une importance considérable, sur la longue marche de l'humanité vers la réalisation de son unité ? Pourtant, tel n'est pas le sentiment qui prévaut généralement, tant en France, qu'en Europe et dans le monde. Que reproche-t-on à la mondialisation ?

Elle aggrave les inégalités au sein des sociétés développées, ainsi qu'entre nations riches et pauvres : 20 % de la population de la planète concentre entre ses mains 80 % du PIB mondial. Elle ignore les besoins des pays du Sud. Elle fait du profit la norme unique et absolue de toutes les activités humaines (au mépris, en particulier, du respect de l'environnement). Sous son empire, l'obsession du court terme tend à l'emporter, dans les décisions, sur les stratégies de développement durable. Elle étend le rôle du marché et de la concurrence à tous les domaines, y compris à ceux de l'éducation, de la culture et de la santé, mettant à mal les politiques de développement des services publics, ainsi que les péréquations entre nations, régions et groupes sociaux. Beaucoup voient dans la mondialisation la cause principale, voire unique, du chômage et de la précarité du travail dans les pays développés.

Les voix qui s'élèvent ainsi recèlent une part de vérité. Mais, par son simplisme même, cette vision est dangereuse et ne mène nulle part. Elle ouvre la voie aux replis protectionnistes et nationalistes : l'échec de la conférence de l'OMC à Seattle, en décembre 1999, pénalise d'abord les pays du Sud désireux d'exporter davantage vers les pays développés. Elle repose, en outre, sur une analyse insuffisante et souvent incorrecte de la place de l'économie et du rôle du politique vis-à-vis de cette dernière.

Ainsi, plutôt que de dénoncer l'empire excessif qu'exercerait l'économie sur la politique, reconnaissons que nous souffrons plutôt du défaut contraire : le non-respect des règles d'une saine économie de marché, l'interférence néfaste du politique, et son absence là où son intervention serait déterminante pour réguler l'économie. L'économie de marché comporte des valeurs morales qui lui sont propres, et que les chrétiens doivent reconnaître et encourager : le stimulant de la concurrence, le respect du droit, le combat contre la corruption, l'exigence de qualité, et même le critère du profit (dont l'entreprise a besoin comme toute personne humaine recherche la santé). Accepter l'économie de marché ne signifie pas renoncer au politique. Car si le marché possède des vertus d'efficacité, il n'a pas de projet par lui-même, et ne fabrique pas de la civilisation. Quand elle existe et qu'elle s'exerce conformément à sa vocation, la volonté politique prévaut toujours sur celle des grandes entreprises ou celle des marchés.

La mondialisation pose un problème inédit au politique : pour que le monde soit plus vivable, il s'agit de rendre l'économie plus viable. Comment ?

Sur des marchés mondialisés, toute crise (comme nous l'avons vécu au cours des dix dernières années : crise des pays asiatiques, Japon, Russie), peut s'étendre à l'ensemble du monde. Chaque pays, grand ou petit, est donc responsable, pour le meilleur et pour le pire, de la stabilité et de la qualité de la croissance du monde.

Face à cette situation, et pour que l'homme soit au coeur du fonctionnement de l'économie, il importe de construire un système financier mondial qui remédie aux défauts du système actuel, et de le faire appliquer par tous les États.

Ce système devrait s'articuler autour des grands axes suivants : la transparence, l'information la plus complète, des institutions solides et stables garantissant la sécurité des biens, l'épanouissement possible des personnes et la responsabilisation des acteurs privés (entreprises et syndicats), des normes universelles de bonne conduite soumettant à une indispensable discipline les marchés financiers internationaux. En particulier, le monde ne peut plus tolérer les « trous noirs » que constituent les paradis fiscaux et les centres off-shore.

Pour progresser, il faut s'appuyer sur l'accord qui semble s'opérer aujourd'hui, sur ces axes de réforme, au sein des instances internationales, plutôt que de chercher à préconiser l'application de règles obligatoires ou de taxes à l'échelle mondiale, sur lesquelles il n'existe pas, actuellement, de consensus international. À condition de ne pas se tromper de combat ni de méthodes, l'opinion publique mondiale qui naît, peut faire avancer les choses dans la bonne direction : ainsi, 20 % des gérants de portefeuilles financiers assurent désormais faire entrer des considérations de respect de l'environnement dans leurs choix d'investissements. Un indice boursier d'entreprises pionnières pour le développement durable (qui respecte la planète) vient d'être composé par Dow Jones, l'organisme financier de Wall Street ; certains consommateurs commencent à boycotter les entreprises qui exploitent leur personnel, commercialisent des produits incertains (OGM), ou polluent...

Réformer les institutions internationales

Alors que la mondialisation s'est opérée jusqu'ici en dehors de toute conscience mondiale, au gré de dynamismes financiers ou technologiques autonomes, il est temps maintenant que le monde soit lui-même le sujet de sa propre mondialisation. Prévenir les crises et stabiliser les marchés sont une des sauvegardes que l'on doit d'abord aux plus vulnérables de nos sociétés. Alors que nous entrons dans le nouveau millénaire avec six milliards d'humains, plus d'1,3 milliard vivent avec moins d'un dollar par jour ; plus d'1,4 milliard n'ont pas d'accès direct à l'eau potable ; 900 millions sont analphabètes, et 800 millions souffrent de la faim ou de la malnutrition.

La mondialisation peut être une chance de réduire les inégalités et d'accélérer la sortie de la pauvreté. Mais comment avancer dans cette direction, alors que le sentiment prévaut parmi les peuples que, face à des problèmes de dimension de plus en plus universelle (le risque écologique, les commerces illégaux, la drogue, la corruption, le crime et la menace terroriste organisés à l'échelle planétaire, le blanchiment de l'argent sale, etc.), il existe une crise mondiale de gouvernance. Les institutions internationales, dont le rôle est justement de canaliser ce que le progrès économique et les changements peuvent comporter de conséquences excessives ou néfastes, ne sont pas à la hauteur de leur mission.

L'ONU comptait 50 États en 1945, 188 aujourd'hui. Inégal économiquement, ce monde devient de plus en plus inégal sur le plan politique. Seules, l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord présentent, aujourd'hui, le visage de la paix. Tandis que les pays du Nord s'efforcent de dépasser le cadre des souverainetés historiques pour recomposer une communauté mieux adaptée à l'âge de la mondialisation (comme en témoigne l'Europe), les pays du Sud tendent à se décomposer, multipliant entre eux les conflits, et s'avérant souvent incapables de faire face, en leur sein, aux violences et aux guerres intra-Étatiques (Afrique, Russie, ex-Yougoslavie). C'est ainsi qu'a émergé le droit d'ingérence.

Dans la société internationale naissante, ce droit, accompagné par la création de juridictions pénales internationales, apparaît comme un progrès. Mais sa mise en oeuvre remet en cause les fondements de l'ordre international existant. Il est nécessaire de le légitimer, et de hiérarchiser sa place par rapport au droit de la souveraineté, afin d'éviter l'arbitraire éthique : on intervient au Kurdistan irakien, mais pas au Rwanda, au Kosovo, mais pas en Tchétchénie, ni au Tibet, etc. Une telle fondation universellement acceptée, du droit d'ingérence, constitue le grand défi pour ceux qui ne se résignent pas aux équivoques actuelles sur les droits de l'homme. Ces derniers sont perçus, dans le monde, au travers de prismes culturels différents.

Les grands pays du monde ont une responsabilité particulière pour ne pas s'exposer au soupçon d'utiliser les droits de l'homme au service de leurs intérêts : ils doivent éviter d'alimenter, par leur comportement, le reproche légitime d'arrogance, et de mépris.

Une des premières réformes à accomplir est donc d'adapter et de réformer les institutions internationales existantes, en les dotant d'une responsabilité politique accrue, et en permettant une participation effective de chaque pays à la gestion de la « Cité globale ». L'élargissement récent, en vue d'une meilleure concertation économique, du G 7 en G 20 (représentant 66 % de la population et plus de 85 % du PIB du monde), constitue une avancée vers un fonctionnement plus démocratique des institutions internationales. Le Comité intérimaire du FMI - actuellement consultatif - doit être transformé en instance décisionnelle pour toutes les grandes orientations stratégiques de l'économie mondiale. Toutes les institutions, et en particulier l'OMC, dont la récente conférence de Seattle a montré l'inadaptation au nouvel environnement du monde, sont à revoir dans cet esprit.

Le Conseil de sécurité de l'ONU, clef de voûte politique de la sécurité mondiale, doit être réformé et élargi. Il s'agit là d'une condition clé d'un meilleur fonctionnement : il n'est pas admissible que le gouvernement du monde soit contrôlé par cinq grandes puissances et que le droit de veto paralyse les décisions d'intervention dans les conflits locaux.

C'est aux gouvernements qu'il incombe de faire aboutir ces réformes, mais il existe, désormais, de nouveaux acteurs dont le poids et l'influence sont croissants : les ONG, les médias, les réseaux informels autonomes et souvent alimentés par les Églises (Sant'Egidio, ACAT, Amnesty International...). Ces acteurs ont un rôle à jouer pour fonder en légitimité tout recours à la force, pour prévenir les conflits, ainsi que pour tenter des médiations, imposer le multilatéralisme et des institutions internationales plus équilibrées. De nombreuses voies d'action sont ouvertes et chacun peut y jouer un rôle individuel, collectif, professionnel.

Ainsi, sept engagements, à tenir avant 2005 ou 2015, ont été solennellement signés par les États dans de grandes conférences internationales, de Rio à Copenhague, en passant par Pékin ou Le Caire. Ils visent notamment à réduire l'extrême pauvreté, l'analphabétisme, l'inégalité des sexes dans l'éducation, la mortalité infantile, et à promouvoir un développement durable...

Menons campagne pour que ces engagements, pris en notre nom, soient tenus. Dans le prolongement du sommet de Cologne, poursuivons la mise en oeuvre des opérations de réduction de la dette des pays les plus pauvres. Veillons à ce que les ressources libérées soient utilisées pour des dépenses d'investissement supplémentaires (éducation, santé, infrastructures rurales, etc.).

Suivons et encourageons la nouvelle stratégie conjointe du FMI et de la Banque mondiale qui vise, précisément, à placer le combat contre la pauvreté au coeur de leurs stratégies communes dans les 75 pays les plus pauvres. Il s'agit d'encourager, au sein de ces derniers, des réformes hardies, portant notamment, sur les institutions publiques (Cf. la notion de « bonne gouvernance » en jeu dans le renouvellement de l'accord de Lomé). De notre côté, acceptons d'ouvrir plus largement nos frontières commerciales aux produits du Sud, et menons campagne pour restreindre le commerce des armes en direction de ces pays.

Pour faire avancer un nouvel ordre du monde, c'est d'un sursaut de responsabilité et de solidarité dont nous avons besoin, ainsi que d'un énorme effort d'éducation civique, de déchiffrage de ce nouveau monde et d'explication des choix qu'imposent des politiques de responsabilité et de solidarité. Quelle tâche immense pour ces hommes politiques que l'on prétend évincés par « la dictature des marchés » ! Jamais l'importance et la noblesse du politique n'aura été aussi grande. Jamais, non plus, le rôle des responsables économiques, syndicaux, associatifs, n'aura été aussi indispensable.

C'est d'une nouvelle anthropologie pour l'homme de la mondialisation qu'il s'agit. Les chrétiens, qui partagent ce projet avec beaucoup, doivent s'y engager complètement. C'est sur lui qu'est attendu leur apport, et espéré leur message.

Mettre la personne au coeur de la révolution scientifique

L'explosion des savoirs est, pour l'essentiel, à l'origine du phénomène actuel de la mondialisation. Elle a apporté d'immenses bienfaits à l'humanité : santé et longévité, communications et gestion de l'information, transports, production d'énergie, agriculture... La science permet aujourd'hui de répondre à des problèmes considérés jusqu'alors comme des fatalités (famines, pandémies...). Sans autre loi que sa propre exigence interne de vérité, refusant toute référence au bien et au mal, la science contemporaine se veut indifférente aux valeurs autres que le respect des faits, la preuve par l'expérience et le refus des dogmes.

Mais cet immense développement n'est pas neutre ; la science doit s'expliquer, aujourd'hui, avec l'humain. En effet, par les conditions sociales de son développement actuel, elle contribue à creuser les inégalités entre pays du Nord et du Sud, entre riches et pauvres au sein de nos sociétés et se plie sans réticences au règne de l'argent. Aussi, les vertus individuelles qui sont l'armature de la science n'épuisent pas le jugement moral dont celle-ci relève désormais.

La science tend à évacuer l'homme, dans ses dimensions « personnelles » et subjectives, comme en témoignent ses développements dans les neuro-sciences et dans les sciences cognitives (celles-ci promettent le décryptage de l'être, l'explication du fonctionnement humain, avec une forme de rationalisme positiviste digne de la fin du XIXe siècle).

Alors que le propre de l'humain partagé, c'est le langage, la science apparaît aujourd'hui comme une régression, parce qu'inhumaine, non-partageable, appropriée par un petit groupe de spécialistes. Les révolutions de la pensée, qui se révèle capable de lire le cosmos, le gène et le cerveau, provoquent ainsi dans nos sociétés un profond malaise, tissé d'angoisse et de peur. Au moment où la revendication d'une place pour l'irrationnel surgit de toutes parts dans la société, il est urgent de clarifier les vrais enjeux : reconnaissons à la science et à la raison, une compétence universelle, mais refusons leur prétention exclusive à parler de l'homme et pour lui. Dans les questions techno-scientifiques qui agitent actuellement l'opinion (OGM, changements climatiques, pollution atmosphérique, boeuf aux hormones...), les comités d'experts ont à s'inscrire dans des débats de société, et les politiques doivent assumer seuls la responsabilité de l'application du principe de précaution.

Face aux espaces insoupçonnés de liberté ouverts par l'aventure de la connaissance, deux remèdes, dont aucun, à lui seul, ne saurait suffire, sont à développer : la loi et l'éducation. - La loi, non pas pour imposer un moratoire universel de la connaissance, solution utopique et irréaliste, mais pour borner tout ce qui pourrait détruire le vivre ensemble, donc la possibilité pour l'autre d'exister à côté de nous.

- L'éducation constitue la grande espérance, car une conscience humaine bien formée est droite et véridique. Dans l'éducation des enfants et adolescents, c'est une véritable révolution pédagogique qu'il convient de réaliser, afin de répondre aux peurs ou aux risques de dérive, et de restaurer une démarche positive de citoyen et d'homme debout.

Se réconcilier avec la science, en accepter les enjeux, passe par une éducation à la réalité et à la beauté intelligible du monde (celui-ci n'est pas constitué que par des boîtes noires fonctionnelles). Cela passe aussi par une éducation à la raison (qui comprend le sens de la mesure), à l'histoire (car l'aventure de la science représente le difficile effort de l'homme pour sortir du rêve de l'enfance et assumer en adulte sa condition). Cette éducation concerne également les enjeux mêmes de la science, c'est-à-dire la complexité. Cela signifie : dialogue avec les experts, écoute, esprit critique, renoncement à l'émotion facile, compréhension des ordres de grandeur, paramètres multiples, refus des causalités simplistes...

Mais l'éducation concerne aussi le sens : la science « fait de la vérité » sur le monde qui nous entoure. Cette vérité se construit dans un échange où la règle du jeu n'est pas la loi du plus fort, mais celle du plus pertinent à déchiffrer le grand livre du monde. Enfin, l'éducation doit viser prioritairement l'éthique : la science est un enjeu de partage, de justice et de respect de l'autre.

Le débat sur les biosciences appliquées à l'homme est emblématique des questions et des enjeux éthiques où nous convoquent actuellement les avancées de la science. Devons-nous admettre le clonage reproductif des cellules et de l'embryon, leur utilisation, sans limites, à des fins thérapeutiques et pharmaceutiques ? Tout ce qui est réalisable est-il nécessairement bon ? N'adoptons pas une attitude défensive a priori, même si, dans certains cas, un moratoire peut constituer un frein à des ambitions strictement commerciales faisant fi de l'humain. Ne parlons pas de « culture de mort » à propos de techniques qui sont désirées, patiemment cherchées et mises au point, en vue de répondre à un projet parental ou de soigner des êtres humains. Opérons, plutôt, un discernement critique.

C'est à celui-ci que s'emploient les Comités d'éthique. Il s'agit d'intégrer l'évaluation utilitariste des recherches au sein d'une approche plus globale. L'enjeu est de nous rendre attentifs à ce qui, à travers l'invasion du tout génétique, peut détruire l'homme, comme personne et en société, en altérant le sens que cet homme peut donner à son existence corporelle, à ses relations de filiation et de génération, à ses relations sociales, et aux soins médicaux qu'il sollicite. Cette réflexion multidisciplinaire vise à n'oublier aucune des dimensions de l'humain.

Toutefois, ce premier pas n'est pas suffisant. Ainsi, quand les biosciences demandent, en échange de progrès thérapeutiques à venir, que soient mis à leur disposition des embryons humains devenus ainsi banques de cellules, et non plus projets d'hommes, la question est de convenir où commence et ou s'arrête la dignité de l'être humain. L'aventure scientifique et technique nous convoque ici à l'éthique de responsabilité. Ce qui constitue celle-ci, c'est le regard que nous portons sur les autres, et parmi eux, sur le plus handicapé, le plus faible. Il y aura toujours un plus faible parmi nous. Le chemin de la transcendance ne passe pas par les harangues ou les imprécations, mais par le sentiment d'humilité et de fierté d'appartenir à la même espèce et communauté humaine, aimée par Dieu et toujours reconnaissante de cet amour.

Accepter les différences entre les personnes et les cultures

Le principe de l'égalité, sur lequel se sont bâties les sociétés modernes comporte un revers : il fait de la société une abstraction. Les personnes peinent à se situer elles-mêmes et vis-à-vis des autres. La crise du lien social, c'est celle de l'identité des personnes et de leur solidarité entre elles.

Cette crise, qui n'est pas nouvelle, revêt aujourd'hui des caractères spécifiques. Dans l'économie, le système productif contribue à différencier les individus. La mobilité se généralise, dans le lien conjugal, dans le rapport au travail. Les hommes et les femmes ont vu leurs identités violemment secouées au cours des trente dernières années. Les uns comme les autres sont à la recherche d'un nouvel équilibre, basé sur une conjugaison entre l'égalité, qui est à consolider, et la différence qui est à réinventer.

Les institutions de la citoyenneté, qui avaient pour mission de produire la cohésion sociale, disparaissent (la conscription obligatoire), ou s'usent (le suffrage universel). Les institutions de la solidarité sont également en panne : l'État providence, « main invisible » de la solidarité, est aujourd'hui en déclin. Dans nos sociétés, la tentation est de segmenter afin que la solidarité se fonde sur la base de la similarité et du groupe homogène.

On passe insensiblement du principe de solidarité civique (je suis solidaire de ceux qui sont différents de moi), à un principe plus étroit, celui de solidarité de groupe (restreinte à ceux qui me ressemblent). La tentation est grande de refonder le lien social par petits groupes. Cette tendance est à l'oeuvre dans le monde entier, au sein des pays et entre pays. Les uns éclatent (ex-Yougoslavie, Tchécoslovaquie...) ; d'autres menacent de le faire (Belgique, Italie, Russie...), parce qu'il y a des différences qui ne sont plus acceptées.

Deux conceptions de la solidarité s'affrontent dans le monde : la solidarité d'humanité (qui mobilise de 0,2 à 1 % du PIB), et la solidarité de citoyenneté, plus exigeante, qui mobilise 45 % du PIB. La tendance, dans le monde actuel, est de glisser de la seconde à la première, qui pourrait être plus généralisée, mais aussi plus faible dans son contenu et ses exigences (les pays riches, dont l'objectif proclamé était d'atteindre une aide aux PVD de 0,7 % de leur PIB, l'ont en fait réduite de 0,35 % en 1990 à 0,23 % aujourd'hui).

La crise que nous vivons est consubstantielle de la modernité et de la société de la mondialisation. Aussi, notre premier devoir est-il de récuser les reconstitutions illusoires et négatives du lien social. Combattons le mythe du retour au passé. Écartons également la tentation du populisme nationaliste : les nations ne peuvent construire leur unité autour d'un principe fictif d'unanimisme (cf. la coupe du monde de football), qui dispenserait de penser et de gérer la pluralité.

Les nations modernes ne sont plus un groupe d'individus qui se ressemblent, mais un espace de différences acceptées, de redistribution partagée. La solidarité de citoyenneté est constitutive du pacte social ; elle en est le contenu même. C'est à partir d'elle que l'on pourra bâtir une solidarité d'humanité plus ambitieuse qu'actuellement. Sans ignorer que l'homme ne se relie à l'humanité que par son appartenance à des groupes intermédiaires. À commencer par la famille. N'affaiblissons pas, mais renforçons ce tout premier lien social. N'oublions pas qu'un exclu est d'abord un exclu de sa famille.

Même avec la croissance économique revenue, le chômage structurel de longue durée, la violence urbaine, la ghettoïsation des banlieues, l'exclusion des personnes d'origine étrangère (perceptible dans le logement, l'école, les entreprises), restent entiers. Ils sont la pierre de touche de notre volonté et de notre aptitude à prendre en compte la situation de tous nos concitoyens, et en particulier des plus défavorisés.

La première pauvreté, c'est l'absence de travail, le sentiment d'inutilité sociale et de non-considération de soi qu'elle génère. La loi contre l'exclusion, l'entrée en vigueur, au 1er janvier 2000, de la Couverture maladie universelle, les dispositions visant à consolider les droits des femmes, sont des avancées significatives ; mais il faut aller plus loin. Le contrat social de la société post-industrielle reste à inventer. Il devra assurer l'équilibre entre sécurité et flexibilité, garantir un droit à l'initiative et à la formation tout au long de la vie (universaliser les droits de chacun à la réussite), offrir à tout citoyen de larges possibilités de travail à temps choisi et de participation à la vie associative. Plusieurs pistes s'ouvrent, pour ce faire, à la réflexion.

Dans notre pays, parvenons à la conclusion d'un pacte national de solidarité, avec pour objectif de faciliter la conclusion de pactes locaux. Ces pactes (qui concerneraient, entre autres, le logement social, les politiques publiques d'emploi, de formation professionnelle...) lieraient tous les acteurs : l'État, les collectivités locales, les Caisses de sécurité sociale, les entreprises, les associations..., ainsi que les bénéficiaires eux-mêmes, questionnés sur leurs besoins et, par suite, responsabilisés. C'est dans un tel cadre que pourrait être menée une nouvelle approche décloisonnée des problèmes de l'École, permettant d'associer tous les acteurs locaux (parents, élèves, enseignants, élus, entreprises, transporteurs, militants associatifs...) à la recherche de solutions adaptées. Des expériences réussies montrent la voie.

C'est dans ce même souci d'adaptation aux réalités, que s'impose, aujourd'hui, la mise en place de filières de formation aux nouveaux métiers de la vie sociale : afin de former ces acteurs et actrices d'un type nouveau, chargés de créer les conditions de la convivialité, du dialogue, de l'écoute et de la médiation, dont notre société actuelle a le plus grand besoin.

Le fondement anthropologique de toute société humaine est celui de l'échange de dons et la réciprocité. Faire confiance, restaurer la dignité et la considération de soi des personnes, implique que l'on sorte de l'assistanat généralisé : on ne peut définir les droits et devoirs de la société vis-à-vis des exclus, sans traiter également, avec un souci de proportionnalité, les droits et devoirs des exclus à l'égard de la société.

Sur de telles bases, une synthèse entre l'autonomie des personnes et l'aventure collective est possible, à l'échelle des nations comme entre les nations. Elle a pour finalité de permettre à chacun de se construire comme personne, en liaison avec les autres. Telle est la trame du lien social d'un type nouveau, sur laquelle nous devons bâtir la société de la mondialisation qui ouvre ce troisième millénaire.

Un tel objectif est un défi pour tous. Il l'est, en particulier pour les chrétiens et pour l'ensemble des Églises chrétiennes, qu'il met en demeure d'être fidèles, ensemble, à l'appel de leur fondateur né il y a deux mille ans. Mais, par les espaces nécessaires d'écoute, d'accueil de l'autre, qu'il implique, cet objectif ouvre aussi la voie au dialogue interreligieux. Celui-ci est nécessaire pour aider à repenser les rapports entre minorités et majorités ethniques, pour donner à l'idée de nation son visage moderne, pluriel, celui de la société humaine mondialisée, appelée à parfaire son unité dans la reconnaissance du Tout Autre.

François Desouches
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