Jésus de Nazareth était-il un
révolutionnaire? Hans Kung
En 1972, en Allemagne, les discussions
à la mode portaient sur la question
soulevée par le mouvement révolutionnaire
étudiant et par les mouvements de
libération d'Amérique du Sud: Jésus
de Nazareth n'était-il pas déjà un
révolutionnaire? À Tübingen, certains
théologiens éminents sont entrés en
lice, et cela m'aide à dégager et à
développer mon point de vue.
A gauche, il y a Jürgen
Moltmann, le théologien protestant. Son
inclination pour le socialisme et son amitié
personnelle pour Ernst Bloch, le néo-marxiste
qu'on connaît fort bien à Tübingen
depuis 1961, en font le représentant d'une
théologie de la révolution (non violente).
À l'occasion d'une discussion au sein de notre
groupe, le 6 juin 1969, je m'étais vu
obligé de m'opposer à lui, : en
dépit du bien-fondé de la critique de la
société, on ne pouvait pas pour autant
retourner simplement le message de Jésus sur le
Royaume de Dieu en message sur un Royaume de l 'homme ,a
faire advenir à travers une révolution
politico-sociale. Je pouvais admettre bien des choses,
mais le «Dieu dans la révolution» de
Moltmann me paraissait par trop simpliste, comme si nous
ne pouvions répondre de l'avenir de l'homme que de
façon révolutionnaire au point que le
problème du recours à la violence ou celui
de la non-violence ne serait plus qu'un faux
problème, ainsi qu'il le déclarait dans son
commentaire de l'Évangile de 1968'. Autant
j'appréciais sa si excitante Théologie de
l'espérance, autant je déplorais souvent
son manque de fondement biblique. Il n'éprouvait
jamais le besoin de retravailler durement une
exégèse historico-critique qu'il
reconnaissait lui-même avoir négligée
au cours de ses études. Et au lieu de soumettre
à une réinterprétation
démythologisante l'attente apocalyptique du retour
du Christ, une attente qui ne s'était certes
jamais accomplie mais qu'on ne devait pas pour autant
éliminer, il recourait maintenant à
l'utopie d'une société socialiste à
créer par la révolution. «La
"théologie de la révolution" a eu son temps
et j'en ai eu ma part », écrit-il dans ses
Souvenirs (publiés en 2006),J. (MOLTMANN,
«Gott in der Revolution », dans Evangelische
Kommentare, ,Jg. 1968 pages 565 à 571) mais sans
corriger ses fausses espérances ni redresser son
action.
À droite, il y avait Martin
Hengel, professeur protestant du Nouveau Testament,
spécialiste reconnu du judaïsme
hellénistique et, dans ce contexte, du
mouvement zélote dressé contre l'occupation
romaine. Il venait justement de publier un article sous
le titre: «Jésus était-il un
révolutionnaire?» (1970). À la
différence de maints
«révolutionnaires» chrétiens, il
avait travaillé à fond les sources et il
connaissait parfaitement le cadre social. Même si
je ne partageais pas toujours ses positions assez
conservatrices, je ne pouvais qu'être d'accord avec
ses conclusions exégétiques concernant
Jésus.
Je peux maintenant le préciser
à partir des textes du Nouveau Testament: selon
les évangiles, Jésus de Nazareth
était un jeune homme de trente ans, lucide,
décidé, inflexible et, s 'il le fallait,
combatif, en tout cas sans peur. Ce n'était
sûrement pas un représentant de
l'establishment politico-religieux, ni un conformiste, ni
un apologète de l'état des choses, ni un
défenseur du calme et de l'ordre. Il demandait
qu'on s'engage, et, en ce sens, Il «brandissait le
glaive»: il ne semait pas la paix, mais, dans
certaines circonstances, le conflit, même dans les
familles. Pas de problème: il remettait totalement
en question le système social et religieux,
l'ordre de la loi juive et du Temple, et, dans Cette
mesure, son message avait ses conséquences
politiques.
Mais il faut en même
temps le rappeler: il ne considérait la révolution
politico-sociale comme la seule alternative. Ceux qui
peuvent vraiment se réclamer en toute logique de
lui ne sont pas Che Guevara et à sa suite Camillo
Torres prètre catholique, pas plus qu'un Ernst
Bloch, qui célébraient rornantiquement la
violence accoucheuse de la nouvelle société
rnais ce sont des non-violents comme le Mahatma Gandhi ou
Martin Luther King.
C'est en ce sens que je
peux le proclamer: Jésus était plus
révolutionnaire que les révolutionnaires.
Dans mon livre, j'explique en détail ce que cela
veut dire: au lieu de rendre, coup pour coup: pardonner
sans condition; au lieu du recours a la violence: la
disposition à souffrir; au lieu d'un esprit de
haine et de vengeance la louange des pacifiques; au lieu
d'anéantir les ennemis, les aimer. Tout en
étant tournée vers la
société, la révolution mise en
branle par Jésus était
décidément une révolution pacifique,
une révolution de l'intérieur, du plus
secret de l'homme, une révolution du cœur.
Il
ne s'agissait plus de continuer comme avant, mais de
changer du tout au tout; d'une réorientation
radicale par renonciation à toute forme
d'égoïsme pour se retourner vers Dieu et vers
le prochain. Mon chapitre sur «Jésus
révolutionnaire?» a finalement pris une
importance fondamentale, et il comporte beaucoup de
références. Et cela a eu des
conséquences importantes pour toute la suite du
livre.
Il me fallait aussi traiter
à fond la question suivante: «Jésus,
un ascète ou un moine? », ce qui me conduisit
à reprendre toute la littérature sur les
écrits de la mer Morte retrouvés à
Qumran. Et cela ainsi de suite, chapitre après
chapitre. Cela changea complètement le
caractère de l'ouvrage: mon petit traité
Introduction au christianisme devint finalement un gros
volume, Être chrétien, et j'aurai par la
suite à en retravailler complètement le
chapitre d'introduction. Ainsi la conclusion reculait
-elle de mois en mois: j'étais obligé de
revoir systématiquement toutes les données
de l'exégèse néotestamentaire, ce
qui me permit de jeter ainsi des bases nouvelles et
solides pour ma théologie. Mais en même
temps je me donnais un critère valable pour
aborder les difficiles questions auxquelles il me fallait
répondre.
Hans Kung " Mémoire II :
Combat pour la vérité ou lutte pour le
pouvoir ( pages 310à 312)
éditions du Cerf 2010
"Pour
les croyants, Jésus de Nazareth, homme
véritable, est véritable
révélation du vrai Dieu, et, en ce sens, sa
Parole, son Fils... Dans l'oeuvre et dans la
personne de Jésus nous rencontrons Dieu
lui-même de façon unique et
définitive."
(Hans Hung, "
Dieu existe-t-il? Réponse à la question de
Dieu dans les temps modernes, tr. fse J.L. Schlegel
et J. Wather . éditions du seuil 1978
page 517-524 )