Quand St
Joseph voulait
divorcer
Ariel Álvarez Valdés,
Santiago del Estero (Argentine)
Prêtre, professeur de
saintes Ecritures au Grand séminaireet de théologie à l’Université
catholique
En
relatant la naissance de Jésus, saint Matthieu explique que Joseph a
été sur le point de divorcer
de son épouse
Marie. Cet épisode dramatique de la vie de la sainte Famille a
toujours déconcerté les chrétiens. Joseph a-t-il vraiment douté
de Marie ?
Combien de
temps a-t-il souffert jusqu’à ce que l’ange lui dise que
l’enfant venait du Saint-Esprit ?
Pourquoi
Marie ne lui a-t-elle rien dit ? Pourquoi Joseph a t'il voulu
renvoyer Marie en secret
L'Évangile
de Matthieu (1,18-24) dit : « Marie, sa mère,
était fiancée à Joseph :or, avant qu’ils eussent mené vie
commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit saint.
Joseph, son mari, qui était un homme juste et ne voulait pas la
dénoncer publiquement, résolut de la répudier sans bruit. Alors
qu’il avait formé ce dessein, voici que l’Ange du Seigneur lui
apparut en songe et lui dit :
“Joseph,
fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme :
car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit saint ; elle
enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus car c’est
lui qui sauvera son peuple de ses péchés” (…) Une fois
réveillé, Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit
: il prit chez lui sa femme. »
Sans nous
attarder à étudier la véracité de ce récit (ses termes ne nous
permettent pas de dire s’il est historique ou non), nous pouvons
tout de même essayer de répondre aux questions qu’il soulève.
Mariage en
deux temps
Il faut
commencer par rappeler les coutumes matrimoniales de l’époque. Les
Juifs avaient l’habitude de se marier très tôt, à 18 ans pour
les garçons et à 13 ans pour les filles. Les rabbins affirmaient
que « Dieu maudit le jeune qui à 20 ans n’est pas encore
marié ». A cause du jeune âge des prétendants, ce sont les
parents qui choisissaient la fiancée. Les Israélites justifiaient
cette pratique en expliquant que Dieu, dans le Ciel, décidait des
unions matrimoniales 40 jours avant la naissance de l’enfant et les
communiquait aux parents. Il y avait pourtant des cas où les jeunes
choisissaient eux-mêmes leur future fiancée.
Le choix
fait, commençait alors la première étape du mariage, appelée par
les rabbins kiddushin (consécration). Il s’agissait d’une sorte
d’engagement formel qui liait pour toujours la jeune fille à son
fiancé, sans qu’ils puissent encore vivre ensemble à cause du
jeune âge de la fiancée et parce que les époux ne se connaissaient
presque pas. La période du kiddushin durait en général une année.
Les jeunes étaient considérés comme de vrais époux, au point que
si durant ce temps la jeune fille avait des rapports avec un autre
homme, elle était considérée comme adultère et si elle dé-
cédait, le jeune homme était considéré comme veuf.
A la fin du
kiddushin, on célébrait la deuxième phase du mariage, le nissuín.
Au terme d’une grande fête qui durait plusieurs jours, la jeune
femme était conduite en procession dans la maison de son époux,
pour commencer la vie à deux.
Marie a donc
dû tomber enceinte par l’opération du Saint-Esprit entre le
kiddushin et le nissuín : « Marie était
fiancée à Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune,
elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit saint » (Mt
1,18-19).
Que s’est-il
alors passé entre les deux époux ? Matthieu ne le dit pas. On ne
peut qu’imaginer le drame de Joseph, doutant de la fidélité de
son épouse, et la détresse de Marie qui voyait Joseph souffrir et
qui se taisait par peur de ne pas être comprise.
Les eaux
amères
Cet épisode
de la vie de Joseph et de Marie a tellement impressionné la
sensibilité et l’imagination des chrétiens que certains en ont
rajouté avec de nouveaux récits. Ainsi le Protévangile de
Jacques, un apocryphe composé vers l’an 150, raconte comment
Marie, en visite chez sa cousine Élisabeth, se rendit compte que son
ventre grossissait de jour en jour. Affligée, elle retourna chez
elle et se cacha. Au
bout de sept mois, Joseph, de retour d’une longue absence pour son
travail, trouva Marie enceinte. Pleurant amèrement, il lui fit des
reproches : « Pourquoi as-tu fait cela ?
Pourquoi as tu sali ton âme, toi qui as été éduquée dans le
Temple de Dieu et qui a été nourrie par les mains d’un ange ? »
Elle, en pleurs aussi, lui répondit : « Je
suis pure. Je n’ai eu de relations avec aucun homme. » Et
Joseph de rétorquer : « D’où vient alors ce qui est dans ton
ventre ? » Elle : « Je te le jure par la vie du Seigneur mon Dieu
que je ne sais pas d’où cela vient. »
Pour le
pauvre Joseph, les choses allaient encore se compliquer. Le jour
suivant, un de ses amis, au courant de l’état de Marie, le dénonça
au grand prêtre, en disant : « Joseph a violé la vierge dont il
avait la garde, et il a consommé le mariage en cachette. » Le grand
prêtre ordonna que les deux époux soient conduits au Temple où,
avec des mots très durs, il les accusa d’avoir manqué à leur
parole. Comme ils pleuraient et juraient devant Dieu qu’ils étaient
innocents, il fut décidé de soumettre Marie à l’épreuve des «
eaux amères ».
De quoi
s’agit-il ? Le livre des Nombres (5,11-31) ordonne que l’épouse
d’un homme qui a des soupçons sur sa fidélité, sans qu’il soit
possible de découvrir la vérité, soit conduite au Temple et
soumise à une épreuve. En présence de témoins, on défaisait
alors sa coiffure (que toute
femme décente en Israël couvrait pour que personne ne la voie) pour
l’humilier en public. Ensuite, le grand prêtre prenait un
récipient plein d’eau, qu’il mélangeait avec de la terre du
sol. Il écrivait à l’encre sur une feuille toute une série de
malédictions et de serments qu’il
diluait en rinçant la feuille dans l’eau. Il faisait ensuite boire
cette eau à la femme en lui disant : « S’il est vrai que tu te
sois dévoyée alors que ton mari a pouvoir sur toi, que tu te sois
rendue impure et qu’un homme autre que ton mari t’ait fait
partager sa couche... Que Yahvé te fasse servir, dans ton peuple,
aux imprécations et aux serments, en faisant flétrir ton sexe et
enfler ton ventre ! Que ces eaux de malédiction pénètrent en tes
entrailles pour que s’enfle ton ventre et que se flétrisse ton
sexe ! » Avec une telle mixture la femme était régulièrement
intoxiquée et son ventre enflait…
Le
Protévangile de Jacques raconte cependant que lorsque Marie but, une
lumière resplendissante transforma son visage au point que les
assistants ne pouvaient plus la regarder en face.
Tous
comprirent qu’elle était
Joseph le
juste
Cette longue
citation du récit apocryphe montre à quel point les doutes de saint
Joseph ont hanté l’imaginaire populaire des premiers chrétiens.
On touche ici le point le plus mystérieux du récit.
Pourquoi
Joseph a-t-il décidé d’abandonner Marie, la laissant seule aux
pires heures de son existence ? Parce qu’il était « juste », dit
Matthieu.
Deux théories
ont été élaborées pour expliquer cette « justice » de Joseph.
Selon la première, Joseph pense que Marie est adultère. Or la loi
de Moïse ordonne au mari de répudier l’épouse adultère (Dt
22,20-21). Joseph étant un « juste », c’est-à-dire un
observant de la loi, il décide de la répudier. Cette hypothèse
présente un inconvénient : la loi ordonne au mari de répudier la
femme infidèle « publiquement » ; or Joseph décide de la renvoyer
en secret ; il n’observe donc pas la loi ; alors, comment l’appeler
juste ?
Dans la
deuxième théorie, Joseph croit que Marie est adultère et il sait
que la loi exige qu’elle soit lapidée jusqu’à ce que mort
s’ensuive. Comme il est « juste », c’est-à-dire bon, et qu’il
ne veut pas que sa femme souffre, il la renvoie en secret pour lui
sauver la vie. Cette solution présente aussi une difficulté : si
Joseph pense renvoyer sa femme en secret par bonté, Matthieu devrait
l’appeler bon plutôt que juste.
Aucune de ces
solutions n’étant satisfaisante, les biblistes en proposent
actuellement une troisième, qui s’accorde mieux avec le contexte
du récit et a le mérite de jeter une nouvelle lumière sur saint
Joseph : Joseph partagerait le secret de Marie dès le début, à
savoir que l’enfant qui était en elle venait du Saint-Esprit ;
aussi n’aurait-il jamais pensé qu’elle l’avait trompé. La
manière dont Matthieu commence son récit le suggère en effet. Il
donne tout de suite trois informations : Marie était engagée avec
Joseph ; ils ne vivaient pas ensemble ; elle se trouvait enceinte par
lefait de
l’Esprit saint. Or on a spontané- ment conclu que Joseph
connaissait seulement les deux premiers faits et pas le troisième.
Pourquoi ? La logique du récit de Matthieu voudrait qu’il les
connaisse tous les trois. Matthieu cependant ne dit pas comment
Joseph a appris la grossesse virginale de sa femme, ni non plus
comment celle-ci l’a su. Luc est le seul évangéliste à relater
l’annonciation par un ange. Par conséquent, il est plausible de
penser que, pour Matthieu, Joseph et Marie l’ont appris de la même
manière.
Un
avertissement
Reste un
dernier problème. Si Joseph savait déjà que l’enfant était du
Saint Esprit, pourquoi un ange le lui annoncerait-il au cours d’un
songe ? De fait, les paroles de l’ange sont mal traduites dans nos
Bibles. On lit d’ordinaire : « Joseph, fils
de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme : car ce
qui a été engendré en elle vient de l’Esprit saint ; elle
enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. »
Comme
l’affirment de nombreux biblistes, les particules grecques « car
et »de ne doivent pas se traduire par « car ou parce
que », mais par parce que même si. Ce qui change
complètement la teneur du message de l’ange : « Joseph,
ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, parce
que même si ce qui a été engendré
en elle vient de l’Esprit saint, elle enfantera un fils et tu
l’appelleras du nom de Jésus. » L’ange n’annonce pas à
Joseph l’origine divine de l’enfant - ce qu’il savait déjà -
mais qu’il doit rester avec Marie pour donner un nom à l’enfant
- ce qu’il ignorait.
Essayons de
comprendre le récit de Matthieu à partir de cette nouvelle
perspective. Joseph et Marie, deux jeunes Israélites, étaient
fiancés. Ils avaient accompli la première étape du mariage,
le
kiddushin, et ils espéraient pouvoir bientôt vivre ensemble. Mais
entretemps, Marie fut choisie par Dieu pour être la mère de son
divin Fils. Mis au courant, Joseph se trouva face à un sérieux
problème. Il avait choisi Marie pour qu’elle soit son épouse, la
mère de ses enfants, sa compagne, et voilà qu’il se rendait
compte que Dieu aussi l’avait choisie comme la mère de son Fils.
Comment entrer en concurrence avec Dieu ? Il ne pouvait pas
s’approprier un enfant qui venait du Ciel et qui n’était pas le
sien. C’eût été une injustice. On comprend, dès lors, la
décision de Joseph. Comme il était juste, comprenant que Dieu avait
choisi la même femme que lui pour réaliser le salut, il dé- cida
de lui rendre sa liberté et de divorcer en secret. Mais un ange lui
apparut durant son sommeil, qui lui dit de ne pas avoir peur, de ne
pas avoir de scrupule de prendre Marie comme épouse, c’est-à-dire
de célébrer le vïnt. Bien que l’enfant qu’elle attendait vînt
de Dieu, ce serait à Joseph de lui donner le nom de Jésus lorsqu’il
naîtrait. En d’autres termes, Dieu demandait à Joseph de rester
avec Marie, même si elle avait été choisie par Dieu.
Ainsi Joseph
aussi a été choisi et a eu sa part dans le plan du salut. Il a dû
assumer Jésus comme son propre enfant et, puisqu’il était
lui-même membre de la famille du roi David, « fils de David », le
faire descendre ainsi de David. En introduisant Jésus dans la
généalogie de David, il réalisait les prophéties.
Sauver
Joseph
Joseph a
toujours été vu comme une figure pâle et triste, un pauvre homme,
sinon un vieillard, doux et souffreteux, rongé intérieurement par
une douleur silencieuse alors que, mois après mois, il voyait
s’arrondir le ventre de sa bienaimée. Perplexe, presque ridicule,
luttant entre la confiance et le doute, entre l’amour et la
jalousie, il serait incapable de comprendre le mystère de
l’Incarnation, qu’on lui cache. Tel n’est pas le Joseph de
l'Évangile. Joseph n’a jamais douté de Marie. Parce qu’il avait
la même maturité que son épouse, il a tout su, dès le début. Son
seul problème était de savoir si Dieu le voulait ou pas auprès de
son épouse, et Dieu lui a fait savoir que oui.
Les chrétiens
ont énormément valorisé Marie, mais pas saint Joseph. La liturgie
comporte de nombreuses fêtes de la Vierge mais seulement deux pour
saint Joseph. Jusqu’aux études de mariologie qui donnent
l’impression que Marie n’aurait pas été mariée, qu’elle se
serait sanctifiée en dehors d’un contexte conjugal et familier.
Même nos dévotions, nos images et nos représentations picturales
sont exclusivement centrées sur Marie, oubliant saint Joseph. On
a séparé ce que Dieu a uni.
Marie et
Joseph ont aimé Dieu en couple. Ils se sont sanctifiés ensemble,
l’un avec l’autre, l’un par l’autre. Ils ont été unis dès
le début. A une époque où tant de familles sont en crise et où
l’Eglise n’a pas de modèle conjugal à proposer, il est bon de
s’en souvenir.
http://www.choisir.ch/IMG/pdf/Quand_St_Joseph_voulait_divorcer.pdf(traduction :
P. Emonet)