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Texte
d’une conférence
donnée au grand séminaire de Milan le 26
avril 2012,
publié dans la revue Lumen Vitae, n°3,2012, pp.259-280.Et, sous le titre « Annuncio e
proposta della fede oggi »,
dans la revue théologique du
Séminaire de Milan, La
scuola cattolica,n°3,2012, pp.291-313.
Nous
le
savons bien, il y a aujourd’hui un monde qui meurt et un
monde qui naît. Cette mutation socioculturelle de grande
envergure touche tous les domaines et affecte, bien entendu,
le christianisme. Forcément, celui-ci est atteint ; il y a
aujourd’hui un christianisme qui meurt, mais aussi, nous
pouvons l’espérer, un christianisme qui naît. C’est à cette
émergence d’un christianisme renouvelé que je voudrais
consacrer mes propos, ce matin, devant vous. Ces propos
seront, à la fois, humbles, francs et aussi, je l’espère,
engageants.
Mon exposé sera divisé en trois parties. La première partie prendra la mesure des défis nouveaux et inédits qui mettent en crise la foi chrétienne et sa transmission aux générations à venir. La deuxième partie posera la question de savoir comment vivre spirituellement cette situation de crise ? De quelle spiritualité avons-nous besoin aujourd’hui pour favoriser l’émergence d’un christianisme renouvelé ? Enfin, dans un troisième temps, je proposerai trois orientations pastorales qui peuvent contribuer à l’émergence de ce christianisme renouvelé. 1. LA REMONTÉE EN PUISSANCE DE SAGESSES PAÏENNES 1.1. Une double sécularisation : publique et privée. Le monde occidental européen a connu, me semble-t-il, une double sécularisation. La première est la sécularisation de la vie publique. Cette sécularisation de la vie publique a été engagée, de manière décisive, dès la fin du XVIII siècle avec la révolution démocratique, l’affirmation des droits de l’homme, le développement des sciences et l’autonomie de la raison philosophique. Dans cette société nouvelle issue de la modernité, la religion ne joue plus, comme dans l’ancien régime, un rôle de fondement ou d’encadrement. En d’autres termes, la société moderne s’est émancipée de la tutelle religieuse et cléricale. Pour autant, la religion ne disparaît pas, mais est renvoyée au libre assentiment de l’individu dans un univers devenu pluraliste. Dans le passé, en période de chrétienté, naître et devenir chrétien allaient ensemble. La foi se transmettait avec l’ambiance culturelle ; elle faisait partie des évidences communes. La doctrine se transmettait sous le régime d’un triple « il faut » : les vérités à croire, les commandements à observer et les sacrements à recevoir. Au contraire, avec l’avènement de la modernité, ce que la société transmet, ce n’est plus la foi, mais la liberté religieuse du citoyen. C’est le premier effet de la sécularisation : tandis que la société devient politiquement laïque, la foi religieuse passe dans le domaine des convictions libres et personnelles. Le christianisme lui-même a contribué d’ailleurs à cette émancipation de la société par rapport à la religion. C’est ainsi que Marcel Gauchet parle du christianisme comme « la religion de la sortie de la religion 1»
Mais on assiste
aujourd’hui à une deuxième phase de la sécularisation : non
plus seulement la sécularisation de la vie publique, mais la
sécularisation de la vie privée elle-même. Ce sont
les individus eux-mêmes qui, aujourd’hui, s’éloignent des
formes héritées du christianisme parce qu’elles ne croisent
plus leurs aspirations, parce qu’elles ne font plus sens,
parce qu’elles sont devenues largement illisibles et
même incroyables. On assiste, en effet, aujourd’hui, à une
prise de distance massive des individus par rapport aux
christianisme institué. Les symptômes de la crise sont
évidents : diminution du nombre de pratiquants, moins
d’enfants catéchisés, crise des vocations sacerdotales et
religieuses, communautés vieillissantes, etc. Les
résistances par rapport à la foi chrétienne sont multiples.
J’ai coutume d’en repérer cinq :
- Dieu indécidable.
C’est la position agnostique. On ne sait pas et on ne saura
jamais si Dieu existe.- Dieu incroyable, C’est la
position d’une certaine conception de la science qui réduit le
réel à ce qui est vérifiable.
- Dieu insupportable. C’est ce que ressentent tous ceux et
celles qui se sont éloignés de leur éducation chrétienne parce
qu’elle pesait sur eux comme un carcan dogmatique et
moralisant qui ne les faisait plus vivre et dont ils se sont libérés
pour grandir en humanité. La foi chrétienne apparaît
pour eux comme un obstacle à leur humanité.
- Dieu indéchiffrable. La résistance consiste ici dans la difficulté de comprendre, face à l’étrangeté, la diversité ou la complexité des langages qui rendent perplexes. - Dieu inclassable. Ici, c’est la question de Dieu elle-même qui se dissout. Elle tombe dans le non-lieu. On peut se passer de la question de Dieu et s’installer tranquillement dans une vie areligieuse. Ces cinq résistances constituent peu ou prou ce qui est transmis en héritage aux jeunes générations. Elles constituent, comme pour nous-mêmes, d’ailleurs, ce qu’elles ont à traverser et à dépasser pour accéder à la foi d’une manière mûrie et personnelle. 1.2. La remontée des sagesses
Ce qui émerge de cette
résistance à l’héritage chrétien, c’est, sous des formes
neuves, le retour aux sagesses sans vérité transcendante,
visant de manière pratique, le bien vivre aussi bien
individuel que collectif, sans autre horizon que celui de la
vie présente. Je rejoindrais ici volontiers l’analyse de Chantal
Delsol dans son ouvrage « L’âge du renoncement ». Sa
thèse est que l’on assiste aujourd’hui à la réinstauration
de modes d’êtres et de pensée comparables à ceux qui
précédèrent l’Occident chrétien et à ceux qui se déploient
en dehors de l’occident chrétien, en particulier le
bouddhisme. « Tout se passe, dit-elle, comme si l’humanité
occidentale (c’est du moins vrai pour l’Europe) regagnait
après un long éclair les pénates de l’homme de toujours. (…)
L’effacement de la croyance en Dieu unique signale un
retour, sous des formes neuves, aux mythes et aux sagesses
qui ont structuré avant et ailleurs l’esprit des hommes2. » On assiste, dit-elle,
à un véritable retournement de toute la vision de
l’existence. La parenthèse des monothéismes se ferme et
reviennent en puissance les sagesses, les manières d’être
qui renoncent à la prétention de vérité, aménagent le monde
du mieux que l’on peut, puisqu’il est notre seul sacré,
complètement séculier cependant. Ces sagesses manifestent un
équilibre subtil de stoïcisme, d’épicurisme et de
panthéisme. Stoïcisme, parce qu’il n’y a pas
d’au-delà à espérer et qu’il faut bien se résoudre à la mort
et aux limites du monde qui est le nôtre. Épicurisme,
car, dans ces limites consenties, il existe néanmoins une
voie de bonheur qui consiste à aménager autant que possible
une vie heureuse et plaisante pour soi-même comme pour
autrui et pour la société. Panthéisme
enfin, au sens où il n’y a pas
d’arrière-monde, ni d’au-delà, ni
d’altérité qui le transcende, qui parle, appelle ou
pourrait se révéler. Le monde, la nature est le seul
réel qui nous soit donné. Il est silencieux et sans
finalité. C’est nous qui l’habitons de paroles et de
projets. Dans son ouvrage L’esprit de
l’athéisme, André Comte-Sponville nous prévient. Il
faut aimer davantage, mais espérer moins. « C’est l’amour
non l’espérance qui fait vivre3 », écrit-il. Il convient
dès lors de rabaisser nos prétentions de sens et
d’abandonner nos espérances, en nous efforçant de vivre
humainement, sans elles, dans le destin pragmatique de la
vie ordinaire. Ainsi, la morale se substitue-t-elle à la
religion et la sagesse à la foi.
1.3. Le christianisme tenu en respect, mis à distance et aussi à dépasser
Cette remontée des
sagesses païennes n’est pas simplement un retour à un passé
ancien. Ces sagesses d’aujourd’hui, en effet, ont appris de
l’histoire ; elles se sont forgées dans le combat pour les
droits de l’homme et se sont nourries de l’apport des
sciences. Elles gardent aussi le souvenir du christianisme.
Elles en reprennent les valeurs essentielles et, en ce sens,
lui sont fidèles. Elles se montrent redevables et
reconnaissantes à son égard. Elles lui manifestent même
gratitude et respect. Comte-Sponville, par exemple, écrit
ceci qui me semble symptomatique de notre époque : « Il
m’arrive de me définir comme athée fidèle ; athée, puisque
je ne crois en aucun Dieu ni aucune puissance surnaturelle ;
mais fidèle, parce que je me reconnais dans une certaine
histoire, une certaine tradition, une certaine communauté,
et spécialement dans ces valeurs judéo-chrétiennes (ou
gréco-judéo-chrétiennes) qui sont les nôtres4.»
Mais si les sagesses
manifestent du respect à l’égard du christianisme, elles
entendent aussi le « tenir en respect », c’est-à-dire le
mettre à distance pour s’en protéger. Les sagesses
d’aujourd’hui, en effet, gardent aussi en mémoire les
dérives, les déviations et les perversions que le
christianisme a manifestées tout au long de son histoire et
dont le goût amer subsiste encore dans les consciences et
jusque dans les corps. Ce goût amer a pour nom le dogmatisme,
la tutelle cléricale, la prétention de savoir, la
culpabilisation, le soupçon jeté sur le plaisir,
la suprématie masculine, etc. Ces dérives
n’apparaissent pas simplement comme accidentelles ou de
circonstances, mais comme liées à la prétention de savoir
qui n’est jamais loin de la volonté de puissance et de la
violence. En ce sens, nos sagesses païennes entendent bien
tenir à distance le christianisme, défendre la laïcité de la
société et la protéger de toute puissance hégémonique.
Davantage même, le christianisme apparaît comme un stade à
dépasser, pour laisser place à une humanité moins ambitieuse
peut-être puisqu’il n’y a pas d’au-delà, mais plus sereine,
plus pacifiée et réconciliée. Chantal Delsol exprime bien
l’enjeu de la situation où nous sommes : « C’est le monde du
monothéisme, écrit-elle, qui se révèle une exception et nous
sommes en train de nous soustraire à cette exception.(…)
Cela n’indique pas que nous serions des monstres retournés à
la barbarie. Nous sommes tout simplement en train de
retrouver des référents plus relatifs, plus lâches et moins
exigeants, de ceux dont tous les humains se sont saisis pour
vivre en bonne intelligence avec leur monde. Cette
métamorphose qui ne nous prive ni de culture, ni de vie
sociale ni de vie morale transforme cependant notre rapport
au monde, avec une radicalité dont nous sommes loin de
soupçonner encore l’ampleur et les conséquences 5.»
Même si tous nos
contemporains ne se posent pas la question à ce niveau de
radicalité, rencontrer la question est utile pour tous. Nous
avons affaire à un changement de paradigme socioculturel. La
situation est inédite. Aussi, sommes-nous appelés à la vivre
avec humilité, audace et espérance, en nous disposant à opérer
librement les changements nécessaires au sein de
l’Église que la fidélité à l’Évangile pourra nous inspirer,
pour apprendre du monde, pour y faire entendre la
proposition chrétienne et la faire valoir d’une manière qui
la rende audible et désirable par nos contemporains.
2 UNE SPIRITUALITE POUR VIVRE LE MOMENT PRÉSENT DE LA MISSION Face au défi que représentent les sagesses se substituant à la foi, il ne convient pas de proposer immédiatement des perspectives pastorales. Il nous faut passer, d’abord, par une réflexion de fond sur les attitudes spirituelles à adopter pour tenir dans la brèche et traverser ce moment inédit qui est le nôtre avec espérance. Nous avons besoin aujourd’hui plus que jamais d’une spiritualité pastorale. L’évangélisation du monde contemporain commence en nous, dans les interpellations de l’Évangile que nous y entendons, dans les attitudes que nous adoptons à son égard. L’enjeu est de laisser advenir, avec discernement à la lumière de l’Évangile, ce qui aspire à naître en nous, dans l’Église et dans le monde. Aussi, voudrais-je, dans ce deuxième moment de mon exposé, proposer quelques attitudes spirituelles fondamentales pour les pasteurs, et plus globalement pour l’ensemble des chrétiens dans leur mission d’annoncer l’Évangile. « Voir Dieu en toutes choses » La formule est ignatienne, vous le savez. Elle est apparue dans un contexte de crise personnelle intense comme aussi de changement de paradigme culturel. La formule n’est pas neuve, mais garde toute sa pertinence dans un monde précisément de grande mutation où la foi chrétienne est mise à l’épreuve. « Voir Dieu en toutes choses », c’est pour le témoin reconnaître l’amour de Dieu à l’œuvre dans le monde. C’est reconnaître, dans le concret de l’existence, Dieu qui engendre à sa vie, aime, relève, sauve, invite tout un chacun à devenir lui-même. Aujourd’hui, à cet égard, dans le monde sécularisé qui est le nôtre, n’aurions-nous pas à aiguiser notre regard pour y reconnaître l’Esprit de Dieu « qui pénètre toute chose6 » ? Dans la culture actuelle où Dieu n’est ni évident à l’intelligence ni nécessaire pour vivre, n’aurions-nous pas à y reconnaître la grandeur de l’homme qui peut se passer de Dieu comme aussi la grandeur de Dieu qui, dans sa générosité, ne s’est pas rendu nécessaire à l’homme pour qu’il vive une vie sensée, joyeuse et généreuse et soit engendré à sa vie ? En d’autres termes, dans un monde qui se passe de Dieu, nous avons à l’y voir en discernant dans sa non-évidence, dans sa non-nécessité la trace même d’un Dieu qui donne la vie gratuitement en s’effaçant, en se retirant dans la discrétion. La foi chrétienne, en effet, ne nous a-t-elle pas appris à reconnaître Dieu dans sa kénose ? Ainsi avons-nous à reconnaître l’œuvre de Dieu dans le monde de l’incroyance et des sagesses là où il naît d’un vrai dialogue et d’une interrogation authentique. Ce monde, en d’autres termes, dit quelque chose de la grâce de Dieu qui engendre et sauve tout en s’effaçant. L’incroyance n’est pas de soi le fruit d’un péché qui obscurcit la conscience. La non-évidence de la foi ainsi que la possibilité de vivre sans elle laissent voir l’infini de l’amour de Dieu qui donne sans compter, sans retour obligé. C’est de cet infini de l’amour de Dieu et de l’espérance nouvelle qu’il ouvre pour le monde dont nous sommes les témoins. 2.2. Reconnaître la foi chrétienne comme non nécessaire pour le salut, mais les béatitudes évangéliques comme unique chemin de salut
Voyant Dieu à l’œuvre en toutes choses, en vertu de la
générosité de son amour, il nous paraît particulièrement
important, dans le monde sécularisé et pluraliste
d’aujourd’hui, de souligner combien notre foi chrétienne nous
conduit à reconnaître, sans détour, qu’elle n’est pas un
passage obligé pour être engendré à la vie de Dieu et être
sauvé. Dans un contexte bien différent, certes, nous pouvons
dire aujourd’hui avec Pierre à l’assemblée de Jérusalem : « Qui sommes-nous pour pouvoir empêcher Dieu
d’agir » (Ac 11,17). Nous sommes témoins du salut,
mais nous ne pouvons en mesurer l’étendue. Nous ne sommes pas
en droit de le limiter. A la fin de l’exhortation apostolique
Evangelii
Nuntiandi , Paul VI écrit ceci : « Il ne serait pas inutile
que chaque chrétien et chaque évangélisateur approfondisse
dans la prière cette pensée : les hommes pourront se
sauver aussi par d’autres chemins, grâce à la miséricorde de
Dieu, même si nous ne leur annonçons pas l’Évangile
» (§80). Cette phrase de Paul VI, reprise dans les Lineamenta (§2) du prochain synode
sur l’évangélisation, souligne que Dieu peut sauver par les
moyens qui sont les siens. Grâce à Dieu, en raison de sa
générosité, il y a d’autres voies d’engendrement à la vie de
Dieu que la foi chrétienne. Bien
sûr, comme chrétiens, nous pouvons dire que la grâce de Dieu
pour le monde se manifeste et est agissante dans l’Eglise et
par ses sacrements, mais il nous faut aussi tenir cette
autre affirmation de Gaudium
et Spes, reprise dans le Catéchisme
de l’Eglise Catholique7 qui dit
ceci : « Puisque le Christ est mort pour tous,
et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique,
à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à
tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être
associé(s) au mystère pascal 8. » C’est dire que la
puissance salvifique de Dieu s’étend bien au-delà des
réalités ecclésiales9. Celles-ci témoignent de
la grâce de Dieu, mais sans pouvoir la limiter. La grâce
de Dieu est signifiée et passe par les sacrements, mais
cette grâce opérante de Dieu n’est pas liée aux sacrements10. Elle les déborde. En
fait, l’unique chemin pour le salut est la voie des
béatitudes. « Heureux les pauvres de cœur, heureux les
doux, heureux les affamés de justice, heureux les artisans de
paix, le Royaume des cieux est à eux ». Mais ces béatitudes
n’impliquent pas une appartenance à telle ou telle religion ou
conviction. L’Évangile des béatitudes s’adresse à tous et
toutes. Il appartient, bien entendu, à la tradition
chrétienne, mais il nous force à voir, au-delà de cette
tradition, la puissance créatrice et salvifique de Dieu en
tout être humain – de toute religion, conviction ou culture -
dès lors qu’il les met en pratique ou, au moins, en a le
désir.
En conséquence, la
première mission des chrétiens est de vivre, eux-mêmes,
dans l’esprit des béatitudes. Nous sommes tous et
toutes redevables de l’amour qui vient de Dieu, qui est
répandu dans les cœurs. Ceci nous invite à aimer de la même
manière que nous sommes aimés. Dès lors, notre première
mission de chrétiens est de rejoindre ce courant de charité
qui existe dans l’humanité, qui nous précède, dont nous
sommes redevables, et d’y prendre part autant que nous le
pouvons, au nom même de notre foi. L’Église, en ce sens, est
prioritairement « ordonnée » à la charité, au service, avec
tous les hommes de bonne volonté, sans prosélytisme ni
ecclésiocentrisme. Il s’agit ici tout simplement de faire
grandir l’humanité, de participer à l’engendrement à la vie
que Dieu donne et qui n’a d’autre voie que celle de l’amour
et de la charité. En ce sens, la communauté des chrétiens
est fondamentalement diaconale : « L’idée de service, disait
Paul VI dans son discours de clôture du concile, a occupé
une place centrale dans le Concile (…) L’Église s’est pour
ainsi dire proclamée la servante de l’humanité (…) Toute sa
richesse doctrinale ne vise qu’une chose : servir l’homme 11.» Cette diaconie est une
manière aimante d’habiter le monde au nom de la grâce de
Dieu manifestée en Jésus-Christ, gratuitement, sans autre
fin que l’exercice humanisant, vivifiant, de la charité.
Mais alors, si la foi
chrétienne n’est pas nécessaire pour mener une vie joyeuse,
sensée et généreuse, si la foi chrétienne n’est pas un
chemin obligé pour être engendré à la vie de Dieu et avoir
accès à son Royaume, a quoi sert-il encore d’annoncer
l’Évangile ? Et pourquoi faudrait-il l’annoncer? Par
charité. C’est l’amour de l’autre, en effet, qui nous presse
d’annoncer l’Évangile. L’annonce est un acte de charité qui
vient se greffer sur la diaconie comme son déploiement
gracieux. Elle offre à l’autre, par amour, ce que l’on a
de plus précieux que l’on puisse lui offrir. Si la foi
chrétienne est radicalement non nécessaire pour être
engendré à la vie de Dieu, elle est cependant radicalement
précieuse, bonne et salutaire pour ce qu’elle permet de
connaître, de reconnaître, de vivre et de célébrer. C’est
l’amour de l’autre – comme aussi son droit à l’entendre –
qui nous presse de lui témoigner notre foi. Non point pour
qu’il soit sauvé - Dieu peut sauver sans cela -, mais
pour qu’il goûte au bonheur, à la joie de se savoir
aimé ainsi, comme fils et fille de Dieu, promis à une vie
qui ne finira pas. Et cette reconnaissance est une grâce
supplémentaire qui vient s’ajouter à la grâce d’exister ;
cette reconnaissance transforme, transfigure l’existence.
Elle est une véritable nouvelle naissance : « En Christ, dit
Paul, vous êtes une créature nouvelle ». (2 Co, 5-17).
L’effet de cette reconnaissance est la joie, ou plutôt un
supplément de joie, autant pour le témoin qui propose la foi
que pour celui qui y consent : « Ce
que nous avons vu et entendu, nous l’annonçons afin que
vous soyez en communion avec nous, et notre communion est
communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. Et
nous vous écrivons cela pour que notre (votre) joie soit
complétée12 »
(1Jn 1,5-6).
Les résistances par rapport à la foi que j’ai notées plus haut et le défi que représente la montée des sagesses nous convainquent que la foi chrétienne n’est en rien facile. Elle n’est pas spontanée. Elle est et sera de plus en plus, dans le contexte qui vient, le fruit d’un travail personnel, d’une adhésion libre, mûrie et réfléchie. D’où, l’importance de la raison. Le pire, dans la situation présente, serait de s’installer dans la paresse intellectuelle, dans les discours tout faits, usés, convenus d’avance. L’exigence spirituelle, au contraire, est de consentir à un travail de la raison qui s’efforce de rendre la foi audible, intelligible, plausible pour l’homme contemporain dans son langage, sans chercher à le contraindre cependant. Car la proposition de la foi, tout en interpellant la raison, ne la contraint pas. La proposition de la foi n’oblige pas ; elle «donne à penser ». Elle allie, à cet égard, légèreté et gravité : gravité pour les questions qu’elle pose, légèreté aussi pour la liberté qu’elle donne. La proposition de la foi, en effet, ne pèse pas ; elle ne presse ni n’oppresse, mais s’offre à la libre reconnaissance tant de son bien-fondé pour l’intelligence que de son caractère salutaire pour la vie. En ce sens, le discours de la foi se déploie dans ce double espace de plausibilité et de désidérabilité. Aussi, concernant la transmission de la foi, nous faut-il, abandonner tout imaginaire de puissance et de pouvoir. Un nouveau croyant sera toujours une surprise et non le produit de nos efforts. Si la foi se transmet, certes, ce n’est point sans nous, sans notre concours. Pourtant, nous ne sommes pas les auteurs de cette transmission. C’est l’homme dans sa liberté qui est capable de Dieu ; « homo capax Dei ». Et c’est Dieu, lui-même, qui n’est pas éloigné de lui. « Dieu n’est pas loin de chacun d’entre nous » (Ac 17,22), disait Paul à l’aréopage des Athéniens. « L’Esprit Saint est l’agent principal de l’évangélisation », nous rappelle Paul VI dans Evangelii Nuntiandi (§75). C’est dire que nous n’avons pas le pouvoir de transmettre la foi. Mais notre apport propre est de veiller aux conditions qui la rendent possible, compréhensible et désirable. L’action pastorale, effectivement, ne consiste pas à communiquer la foi – ce qui n’est pas en notre pouvoir – mais à la rendre possible, à la faciliter, à en lever les obstacles. « Je suis d’avis de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu » (Ac 15,19), disait l’Apôtre Jacques à l’issue du Concile de Jérusalem. C’est pourquoi l’énoncé de la foi, aussi rigoureux soit-il, est-il appelé conjointement à se mouler dans un mode d’énonciation que l’on peut qualifier de gracieux. Le témoignage rendu à la grâce de Dieu touche aussi à la manière de l’énoncer. Rappelons-nous, à cet égard, la phrase de Pierre : «Soyez toujours prêts à rendre raison de l’espérance qui est en vous, mais que ce soit avec douceur et respect » (1Pi 3,15-16) Paul VI souligne aussi dans Evangelii Nuntiandi cette exigence du respect des personnes : « Respect de la situation religieuse et spirituelle des personnes qu’on évangélise. Respect de leur rythme qu’on n’a pas le droit de forcer outre mesure. Respect de leur conscience et de leurs convictions, à ne pas brusquer »(§79). Ainsi rendre raison de la grâce de Dieu implique que le processus d’énonciation soit lui-même gracieux. Comment caractériser ce style gracieux? Le champ sémantique très riche du mot « grâce » peut nous y aider. Il comporte les notions de gratuité comme dans « gratis », mais aussi de reconnaissance comme dans « gratitude ». Il comporte la dimension de pardon comme dans « gracier ». Il est lié au plaisir et au bonheur comme dans « agréable, agrément ». Il est lié à la beauté comme dans « gracieux ». Il porte encore la mention de douceur, de non violence et de vulnérabilité comme dans « gracile ». Le style gracieux de la proposition de la foi rassemble tous ces traits de gratuité, de gratitude, de pardon, de plaisir, de beauté et de douceur. Et ce style gracieux de la proposition de la foi est lui-même expressif de la grâce de Dieu qui s’y trouve énoncée.
Je termine ici mon
deuxième point. Il s’agissait de préciser les traits
d’une spiritualité missionnaire, c’est-à-dire d’une
manière d’être en pastorale ou si l’on veut d’un style.
Cette spiritualité est appelée à animer l’action
pastorale.
3. UN DISPOSITIF PASTORAL RÉNOVÉ ET OUVERT A L’INNOVATION
J’aborde maintenant
le troisième point de mon exposé. De quel dispositif pastoral
avons-nous besoin pour donner à l’évangélisation, à l’annonce
et à la proposition de la foi, ses meilleures conditions de
réussite ?
Une distinction préliminaire : encadrement ou engendrement
En guise de
préliminaire, je voudrais distinguer schématiquement ce que
l’on pourrait appeler une pastorale d’encadrement et une autre
que l’on pourrait appeler d’engendrement.
Une pastorale d’encadrement est une pastorale qui met en œuvre un « plan ». Le plan est élaboré par les responsables et est appliqué sur le terrain. Dans cette pastorale d’encadrement, on définit un ensemble d’objectifs et on planifie les étapes à suivre. Cette pastorale se déroule sous le paradigme de la maîtrise, avec un imaginaire d’entreprise ; on cherche finalement, à partir de ses propres projets et de ses propres forces, à configurer l’Eglise et le monde à ce qu’on voudrait qu’ils soient. Une pastorale d’engendrement s’appuie sur d’autres principes. Certes, elle requiert une organisation et un pilotage par les responsables. Mais on parlera ici de « dispositif » plutôt que de « plan ». Contrairement au « plan » qui s’impose d’en haut, le « dispositif » a pour fonction de « rendre possible ». A l’écoute des aspirations, il se met au service, avec compétence et discernement, de ce qui est en train de naître, en acceptant, de ce fait, une certaine déprise et démaîtrise. Dans une pastorale d’engendrement, on n’est pas dans une logique d’entreprise, mais dans une logique d’émergence. Un dispositif ne part pas d’un imaginaire de puissance détenue, mais il cherche à s’appuyer sur les ressources qui se manifestent dans l’environnement. En fait, dans une pastorale d’engendrement, on accepte ce qui est la condition de toute naissance ; premièrement, on n’est pas à l’origine de la vie et de la croissance ; deuxièmement on engendre toujours autre chose que soi-même. Ce qui naît est toujours différent de soi. C’est pourquoi on peut dire que la pastorale d’engendrement s’inscrit dans l’optique évangélique des semailles. Les paraboles évangéliques des semailles13 conviennent bien, à cet égard, pour la figurer. Elles nous disent que l’évangélisation ne s’effectue pas sous le régime d’une production que l’on maîtrise mais d’une émergence que l’on sert et accompagne après avoir semé.
Le risque qui menace
l’Église d’aujourd’hui est qu’elle devienne une institution
fonctionnelle, dépositaire du sacré qui distribue les
sacrements à la frange de la population qui demeure encore
empreinte de religiosité et qui, de manière individualiste,
sans lien fraternel ni lecture partagée des Ecritures, demande
des rites. La tentation pour l’Eglise serait de donner prise à
cette tendance et de restaurer le sacré en particulier dans la
liturgie afin de conjurer la sécularisation rampante de la
société et la montée des sagesses païennes. Mais est-ce bien à
cela que nous invite l’Evangile ?
L’annonce évangélique du Christ Jésus et le témoignage rendu à sa résurrection sont d’une autre nature et engagent à d’autres pratiques. La foi en Jésus-Christ ressuscité nous fait entrer dans un style de vie, dans une manière d’être dans laquelle nous nous reconnaissons frères et sœurs en Christ, fils et filles d’un Dieu Père, promis à une vie qui ne finira pas. La foi chrétienne nous rend solidairement témoins de cette grâce déjà à l’œuvre dans le monde et offerte à tous. Elle invite les chrétiens à se réunir pour vivre la fraternité qui leur est donnée au nom du Christ, pour nourrir leur foi, pour la célébrer dans la gratitude, mais aussi pour se disposer toujours à nouveau à rejoindre la vie sociale - « la Galilée des nations » - où le Christ les précède, pour humaniser davantage le monde et y annoncer la Bonne Nouvelle. L’évangélisation aujourd’hui passe par l’existence de communautés chrétiennes qui prennent solidairement en charge la vitalité de leur foi, l’authenticité de leur rassemblement et la détermination de leur engagement au service du monde. Cette tâche évangélisatrice requiert que ces communautés puissent se prendre effectivement en charge sur le plan ministériel. Mais, allons plus loin dans la lecture des signes des temps et dans le discernement des appels de l’Esprit pour dégager des perspectives plus concrètes pour le temps où nous sommes. Il y a aujourd’hui une crise des vocations sacerdotales au sens traditionnel du terme, une diminution drastique des pratiquants, un exode massif des jeunes hors des lieux de culte. On ne peut y lire un éloignement de Dieu mais bien plutôt l’effet du changement de paradigme socio-culturel évoqué plus haut qui modifie en profondeur le rapport au religieux. Dans ces conditions où les fidèles chrétiens eux-mêmes se sont libérés de la tutelle cléricale, ce qui importe, c’est qu’ils puissent se réunir et constituer des communautés qui, pastoralement, s’organisent elles-mêmes, se nourrissent des Écritures et veillent à se doter d’un service ministériel qui convienne à leur situation et à leurs besoins. Dans cette situation, ce que dit le concile Vatican II sur le droit des communautés chrétiennes de recevoir en abondance le secours des sacrements prend aujourd’hui toute son actualité « Comme tous les chrétiens, les laïcs, dit le Concile, ont le droit de recevoir en abondance des pasteurs sacrés les ressources qui viennent des trésors spirituels de l’Eglise, en particulier les secours de la parole de Dieu et des sacrements »14. C’est dire que les pasteurs ont le devoir d’honorer ce droit et de veiller à ce que les communautés chrétiennes disposent d’un service sacramentel « en abondance ». Ils ne peuvent, à cet égard, programmer une église avec des seules assemblées dominicales sans prêtre. Ils ne peuvent se résoudre à gérer simplement la pénurie de prêtres à coup d’expédients et de solutions boiteuses, en attendant le retour d’un temps révolu, tout en chargeant les prêtres qui restent en nombre restreint, de tâches impossibles qui les rendront, à terme, autoritaires ou dépressifs. Le temps est vraiment venu d’organiser le service ministériel autrement, d’une manière nouvelle et différenciée. L’Église a la liberté de le faire, avec sagesse et discernement, mais sans peur. La solution n’est pas d’ordonner des personnes mariées comme s’il s’agissait simplement de pallier la raréfaction des prêtres. Là, n’est pas le premier enjeu. Le premier enjeu est ecclésiologique : il s’agit de faire vivre, au niveau territorial ou catégoriel, des communautés responsables et solidaires et d’ordonner alors les personnes qui sont effectivement en charge des communautés afin qu’elles puissent assurer, moyennant une formation adaptée, le service sacramentel dont ces communautés ont besoin. Dans un monde qui change de paradigme culturel, l’Église me semble aujourd’hui appelée à organiser le service ministériel des communautés d’une nouvelle façon, en permettant une diversité d’appels et d’accès au ministère presbytéral, en se réjouissant de voir en son sein des figures différentes de prêtres et des manières diverses d’organiser le ministère. Dans son ouvrage Qui ordonner ? Vers une nouvelle figure de prêtres, Mgr Fritz Lobinger propose une perspective : « Aujourd’hui, les communautés paroissiales doivent à nouveau assumer la pleine responsabilité de leur vie et de leurs activités, en devenant « auto-ministérielles » (…). Nous suggérons l’introduction dans l’Église d’un nouveau type de prêtres, qui travailleraient en parallèle avec le clergé actuel, dont ils seraient en quelque sorte le complément. Nous nous inspirons ici de saint Paul qui, dans ses épîtres, distingue les prêtres missionnaires, comme Paul lui-même, qui fondent de nouvelles communautés, et les prêtres qui dirigent une communauté et président l’eucharistie, tels les presbytres à Corinthe. C’est de ces exemples que nous tirons les noms donnés à ces deux types de prêtres : les prêtres pauliniens et les prêtres corinthiens15 ». Quoi qu’il en soit, indépendamment de la perspective proposée ici par Mgr Fritz Lobinger, il me paraît que c’est un devoir d’organiser le service ministériel des communautés de manière diversifiée en misant sur les ressources des communautés elles-mêmes, sur leur capacité de prise en charge solidaire. Sur ce point, le monde dont je disais en commençant qu’il tient l’Église en respect mais à distance, nous regarde. Si, nous appuyant sur les forces vives des communautés, nous organisons de manière différenciée le ministère, avec des figures diverses de prêtres, ceux et celles qui, de guerre lasse, se sont éloignés de l’Église, y reconnaîtront peut-être à nouveau la figure de l’Évangile.
Quant aux
communautés chrétiennes, selon ce que je sais et selon
l’expérience que j’en ai, à l’opposé de l’inquiétude pour
l’avenir qui les attriste, une telle perspective les
mettrait en joie et leur redonnerait espoir et confiance.
Selon la tradition ignatienne, l’appel de Dieu se laisse
entendre dans ce qui établit dans une joie durable. En
l’occurrence, ouvrir la perspective d’un service
sacramentel pris en charge de manière diversifiée par des
personnes issues des communautés et ordonnées à cet effet,
serait, à coup sûr, une cause de grande joie et d’espérance
pour les communautés chrétiennes d’aujourd’hui. Et partant,
une condition pour l’évangélisation.
2. Des communautés au service de l’humanité et porteuses de la Bonne Nouvelle Ces communautés dont je viens de parler devront acquérir une véritable compétence missionnaire, c’est-à-dire une conscience de leur mission au sein de la société et une conscience des diverses manières de la mettre en œuvre dans un esprit évangélique. Cette compétence missionnaire, me semble-t-il, requiert une juste articulation de la diaconie – le service de l’humanité – et de l’annonce évangélique ?
Dans le deuxième
point de l’exposé, j’en ai déjà énoncé le principe. La
communauté chrétienne est ordonnée en priorité à la charité,
sans prosélytisme ni ecclésiocentrisme. Quant à l’annonce,
elle est elle-même un acte de charité qui vient se greffer sur
la diaconie comme son déploiement gracieux. Comment, dans le
concret, vivre cette articulation entre diaconie et annonce ?
Comment vivre la diaconie ? Comment y greffer l’annonce ?
2.1. La diaconie (le service de l’humanité) ou la figuration de l’Évangile dans la société
La première mission des
communautés est de reconnaître et de favoriser la
dissémination de figures de l’Évangile dans la société.
Entendons par « figures d’évangile » des attitudes, des
comportements, des actions, des services qui, effectivement,
au-delà de leur sens et de leur valeur immédiats, peuvent
faire penser à l’Évangile. L’Évangile nous donne lui-même
des exemples de figures : « Les
aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds
entendent » ; ce sont là des faits qui ont leur
valeur et leur sens propres, mais qui, en plus, peuvent
figurer le Royaume de Dieu. La première mission des
chrétiens est de favoriser l’émergence et la dissémination
des figures du Royaume dans le tissu social : l’assistance
mutuelle, le soutien des faibles, l’éducation des jeunes, la
visite des malades, l’accompagnement des mourants, le pardon
des offenses, la libération des mauvais esprits, la
réconciliation entre les adversaires, le combat pour la
justice. Contribuer à l’émergence et à la dissémination
des figures du Royaume, c’est, en réalité,
identiquement, se mettre au service d’une humanité plus
humaine. Et c’est déjà participer à l’engendrement à la vie
que Dieu donne
Précisons en trois points la manière de promouvoir la figuration de l’Evangile dans la société .
* La première
manière, c’est de reconnaître les figures d’Evangile, déjà
là, dans le tissu social. La
première attitude de l’Eglise, dans sa mission pastorale,
n’est pas d’apporter au monde ce qu’il n’a pas, mais de
rejoindre le monde - « la Galilée des nations » - pour y reconnaître
les traces de l’Esprit du Christ ressuscité. En fait,
on est toujours précédé par la charité, par l’amour déjà
répandu dans les cœurs. Ceci implique de nos communautés
chrétiennes qu’elles se laissent évangéliser par les figures
d’Evangile qu’elles peuvent reconnaître déjà présentes dans
le monde. Jésus avait cette capacité d’apprentissage. Les
béatitudes, il les a apprises en les voyant à l’œuvre chez
les pauvres de cœur, les miséricordieux, les artisans de
paix. De la même manière, en Eglise, avons-nous à nous
laisser instruire par les comportements évangéliques que
l’on peut repérer dans la vie des gens que nous rencontrons.
Cela requiert de l’Eglise une capacité d’apprentissage du
monde où l’Esprit du Christ nous précède et parle d’une
manière qui peut nous surprendre.
* Mais, la tâche des chrétiens n’est pas seulement de reconnaître les figures d’Evangile déjà à l’œuvre dans la société. Elle est aussi de les promouvoir, de s’engager avec tous les hommes de bonne volonté, dans la construction d’un monde plus humain qui puisse figurer l’Evangile. En vertu de leur foi en l’amour de Dieu, les chrétiens ont à promouvoir de toutes les manières, les valeurs évangéliques dans la société et donc à lutter contre tout ce qui « défigure » l’homme. Leur mission, à cet égard, est de s’engager prioritairement dans les lieux de pauvreté, de souffrance, d’exclusion et de désespérance. Il sont appelés à s’engager de manière inventive dans l’instauration et/ou la restauration de justes relations entre les sexes, entre les classes sociales, entre les générations, entre les cultures, entre les nations, entre les religions, avec la nature. La communauté chrétienne devrait promouvoir des recherches rigoureuses à ces sujets et poser des gestes symboliques prophétiques qui parlent et interpellent les consciences. C’est à travers tous ces engagements que se construit l’amitié entre les communautés chrétiennes et le monde. Rappelons-nous l’impératif évangélique : se faire des amis avec intelligence et habilité, construire ainsi le trésor de la reconnaissance réciproque. Ne l’oublions pas, l’autorité de l’Église repose sur la reconnaissance que les hommes et les femmes d’aujourd’hui, les pauvres en particulier, éprouvent à son égard à cause de ses engagements au service de l’humanité. * Mais pour cela, il faut encore que la communauté chrétienne, dans son fonctionnement même, dans ses institutions, soit dans le monde et pour le monde une figure d’Évangile. L’exigence ici est de bâtir l’église sur la réciprocité, sur l’égale dignité de ses membres, sur un exercice du pouvoir ordonné et ajusté au service, à l’épanouissement de tous et de toutes, de telle sorte que tous puissent reconnaître qu’être chrétien est un chemin authentique d’humanisation. La crédibilité de l’Église réside en ce sens dans l’excellence des qualités relationnelles qu’elle promeut et dans la justesse de l’exercice du pouvoir en son sein. Cette question aujourd’hui est cruciale, particulièrement en Europe, où l’image de l’Église, particulièrement de son fonctionnement hiérarchique, est très endommagée. Pourtant, l’Évangile nous avertit : « Les rois des nations païennes leur commandent en maîtres, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel ! Au contraire, le plus grand d'entre vous doit prendre la place du plus jeune, et celui qui commande, la place de celui qui sert. » (Lc 22, 25-26). L’autorité à l’intérieur de l’Église devrait être pensée, à cet égard, comme ce qui autorise et permet, ce qui, littéralement, rend « acteur » et « auteur ». Les lieux d’autorité devraient être conçus aussi comme pluriels : les Écritures, le Magistère, le sensus fidelium, les lois morales, la conscience personnelle, la voix des pauvres, les sciences. Tous ces lieux d’autorité sont des termes en interaction qui se relativisent. Aucun n’occupe le sommet précisément pour laisser la place à l’Esprit. Construire une Église où les sujets ont conscience de leur citoyenneté ecclésiale, où ils ont la possibilité de l’exercer effectivement, où tous et toutes sont reconnus dans une égale dignité, c’est être aujourd’hui dans le monde une figure d’Evangile. Il s’agit, en fait, d’assurer au sein de l’Église une vie fraternelle et un fonctionnement institutionnel - la koinonia – qui puissent être vécus, lus et reconnus comme bons, salutaires, humanisant. C’est dans le souci de l’humain, en effet, que se laissent voir la trace et la figure du divin.
Mais la figuration
de l’évangile dans la société requiert que l’Evangile soit non
seulement vécu mais également annoncé explicitement et que les
figures soient ainsi dévoilées. « La foi
vient de ce qu’on entend » (Rm 10,17), dit Paul.
L’annonce évangélique vient précisément se greffer sur la
diaconie, dans un acte de charité supplémentaire, comme son
déploiement gracieux, pour en révéler le sens et en dire le
mystère. Le défi aujourd’hui est de pouvoir faire entendre la
Bonne Nouvelle dans un monde sécularisé qui, par bien des
côtés, ne l’attend pas, ne l’espère pas mais qui, par bien
d’autres côtés, reste profondément sensible au mystère de
l’amour qui l’habite, au trésor qu’il représente, aux
interrogations qu’il soulève. C’est pourquoi il n’y a pas
d’autre chemin pour rendre l’annonce pertinente que celui de
la charité dont elle dit le sens. Sans l’amour qui la précède
et l’anime, l’annonce ne serait que du vent « Si je n’ai pas la charité, dit Paul, je ne
suis qu’une cymbale retentissante » (1 Co 13,1).
C’est cette même charité encore qui invite à diversifier les formes de l’annonce par souci des personnes, pour les rejoindre là où elles sont dans le champ complexe de la communication. Je distinguerai ici six formes fondamentales de l’annonce. L’annonce peut prendre une forme kérygmatique lorsque le témoin énonce la foi chrétienne de manière brève, intelligente, chaleureuse, tout à la fois. Elle peut prendre une forme narrative et testimoniale lorsque le témoin raconte sa propre histoire et donne envie de croire. L’annonce prend corps, dans ce cas, dans un récit de vie. Elle peut prendre une forme expositive ; un ouvrage de théologie ou un catéchisme pour adultes peuvent, en effet, fournir un premier contact avec la foi, en lever les obstacles et susciter le désir de croire. Il y a aussi la forme dialogique (ou apologétique) de l’annonce lorsque le témoin, dans le cadre d’un débat argumenté, s’efforce de rendre compte de la foi. L’annonce peut prendre encore une forme liturgique ; la liturgie des chrétiens, en effet, est souvent fréquentée par des personnes qui sont éloignées de la foi et elle peut exercer pour elles le rôle d’une première annonce. Enfin, il y a encore une forme culturelle de l’annonce. Entretenir, dans le champ culturel lui-même, la mémoire du christianisme, les traces de son histoire, son patrimoine d’art, ses valeurs éthiques, son trésor de spiritualité, sa réflexion philosophique et théologique, c’est permettre aux citoyens de rencontrer la tradition chrétienne, d’y puiser librement ou même de la faire leur.
Ce que nous venons de dire sur la diaconie et l’annonce concerne l’évangélisation au sens strict. Avec cette troisième orientation pastorale, nous entrons dans l’accompagnement catéchétique de ceux et celles qui ont été touchés par l’annonce évangélique et veulent faire un pas dans la foi et dans le style de vie qu’elle induit.
Cette
avancée dans la foi est toujours un travail. La première
annonce, en effet, n’a pas pour
effet immédiat de susciter la foi. La première annonce
suscite plutôt un questionnement, provoque une
interpellation. Elle questionne et met en mouvement : « Et toi, que dis-tu de lui? » (Jn
9,17) - « Pour vous qui suis-je ? »
(Mc 8,29) - « Que vous en semble ? »
(Mt 18,22). Mais répondre à ces questions demande du temps.
Croire en Jésus-Christ, en effet, particulièrement dans la
culture sécularisée d’aujourd’hui, n’est jamais un acte
spontané qui va de soi. La foi est un travail, un enfantement,
un cheminement qui peut être lent et difficile entre
crédulité et incrédulité. Aujourd’hui,
dans un contexte sécularisé, la foi est toujours une
traversée de doutes et de résistances. D’où, la nécessité
d’un accompagnement dans la foi ou, en d’autres termes,
d’une initiation. Ce terme a pris dans l’église
d’aujourd’hui une grande résonance. Il comporte,
étymologiquement, l’idée de chemin et de début (in-ire) ;
l’initiation, en effet, est une entrée guidée dans un
cheminement. Elle implique un devenir. « On ne naît pas
chrétien, on le devient ». Cette formule de
Tertullien trouve aujourd’hui toute son actualité. On
n’est plus, comme durant la période de chrétienté, dans
une logique d’héritage où la foi se transmettait par le
contexte social comme une langue maternelle, mais dans une
logique de décision, d’adhésion, de conviction libre et
personnelle qui suppose un combat, une traversée des
doutes et des résistances. Le terme « conviction » (con-vincere)
connote, d’ailleurs, cette idée de combat et de victoire.
La conviction est une victoire sur le doute, mais aussi,
étrangement, une défaite : on se laisse « vaincre » et
« convaincre » par une parole, par l’interlocuteur. On
« se rend » à ses arguments en reconnaissant le
bien-fondé, la pertinence ou le caractère salutaire de ses
propositions. L’enjeu de ces propos, on l’aura compris,
est de souligner combien nous avons besoin aujourd’hui de
communautés chrétiennes qui offrent à ceux et celles qui
ont été touchés par l’annonce évangélique un dispositif
initiatique qui leur permette, à leur demande, d’entrer
dans un cheminement de foi accompagné.
Comment fonctionne un dispositif initiatique en régime chrétien ? On peut au moins en noter quatre caractéristiques essentielles : * Tout d’abord, un dispositif initiatique requiert un tissu communautaire fraternel. Quand un candidat se présente pour cheminer dans la foi, la première chose à faire n’est pas de lui enseigner les vérités de la foi, mais de lui ouvrir un espace de fraternité, d’accueil mutuel et d’hospitalité partagée au nom de l’Évangile. C’est dire que toute la démarche initiatique sera toujours intrinsèquement liée à la proposition d’une libre appartenance à la communauté des chrétiens. La démarche initiatique, en d’autres termes, ne se sépare d’un sentiment d’appartenance – à confirmer, à approfondir - à la communauté chrétienne. On est initié dans et par la communauté chrétienne. La communauté chrétienne est le lieu et l’agent de cette initiation ; elle en est solidairement responsable. C’est pourquoi aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de communautés chrétiennes fraternelles qui enjambent les générations et qui constituent, de par leur vie elle-même, un milieu auquel des nouveaux venus dans la foi peuvent désirer se joindre et appartenir. * Deuxième caractéristique. Un dispositif initiatique offre des expériences à vivre et ces expériences « donnent à penser ». Les expériences donnent à réfléchir et sont l’occasion ou le point de départ d’un apprentissage. C’est, en d’autres termes, la mise en œuvre du principe mystagogique. On vit une expérience et l’expérience devient le point d’ancrage d’une réflexion, d’un apprentissage, d’un enseignement aussi. La didactique classique, elle, part d’un enseignement et va vers l’application. La démarche initiatique suit un mouvement inverse ; on part d’une pratique et celle-ci est le point de départ d’un parcours réflexif. Dans la démarche initiatique, l’expérience que le catéchumène est appelé à vivre est, en tout premier lieu, l’expérience de la communauté chrétienne en ses différents aspects : communautaire (koinonia) , liturgique (leitourgia) , caritative (diakonia), testimoniale (marturia). La communauté, en ce sens, est le « livre ouvert » que le catéchumène est appelé à lire et à y ajouter sa propre page. C’est la pédagogie évangélique du « Venez et voyez » (Jn 1,39). * La troisième caractéristique de la démarche initiatique, c’est qu’elle est nourrie par le partage fraternel autour des Évangiles, ou aussi du Credo, en lien, bien entendu, avec l’expérience de la vie et de la communauté chrétienne, dont je viens de parler. Le partage fraternel autour de l’Évangile édifie ainsi, peu à peu, en articulation avec l’expérience vécue, une intelligence de la foi qui la rende compréhensible, plausible et désirable. Ce travail d’intelligence de la foi requiert aussi du temps, car il suppose une transformation des représentations parfois solidement ancrées qui peuvent s’avérer erronées, biaisées, mal construites, voire aliénantes. La démarche initiatique réclame donc un effort intellectuel, non point que la foi soit réservée aux intelligents, mais au sens où l’intelligence de tous, quels qu’ils soient, est mise en branle. On est nécessairement croyant avec son intelligence. * Enfin, la quatrième caractéristique de la démarche initiatique est qu’elle est balisée par des étapes, marquées rituellement, que l’on franchit librement, chacun à son rythme, lorsque le désir en a mûri. Le parcours catéchuménal, à cet égard, est, avec ses différentes étapes rituelles (entrée en catéchuménat, appel décisif, scrutins, tradition du Symbole, sacrements de l’initiation) un modèle qui peut inspirer toute catéchèse. L’important, c’est que les étapes et leur sens soient clairement définis et connus dès le départ, mais que la manière de parcourir les étapes comme la durée de préparation puissent varier selon le libre cheminement des personnes. Il n’y a pas, en ce sens, de parcours catéchétique tout fait qui serait comme « prêt-à-porter » ; c’est à chacun et chacune de l’habiller à sa façon. La difficulté de notre temps, c’est que nous sommes dans une période qui requiert des processus initiatiques mais que nous offrons toujours des activités catéchétiques qui appartiennent encore à une logique d’héritage dans laquelle prédomine une catéchèse de type didactique qui présuppose la foi comme si celle-ci, socialement et culturellement, allait de soi. On arrive alors à des contradictions qui sont délétères pour la foi et pour les communautés : les sacrements d’initiation sont vécus comme des rites de passage humains que l’on célèbre humainement dans un vague climat de religiosité, au lieu d’être désirés dans une démarche spécifique de maturation de la foi, liée à un libre engagement d’appartenance à la communauté des chrétiens. Aussi l’Église d’aujourd’hui est-elle appelée à adopter résolument un dispositif catéchétique de type initiatique.
* *
Nous
connaissons aujourd’hui un changement de paradigme
socioculturel et, avec lui, une remontée en puissance des
sagesses. Un certain christianisme meurt mais ce n’est pas
la fin du christianisme. Le dispositif pastoral dont je me
suis efforcé d’énoncer les traits et la spiritualité
missionnaire qui l’anime, peuvent contribuer, me
semble-t-il, à faire émerger, par la force de l’Esprit, des
communautés chrétiennes vivantes qui soient au service de
l’humanité et, à la fois, porteuses de la Bonne Nouvelle
gracieuse de Jésus-Christ.
André Fossion est prêtre, jésuite, docteur en théologie, professeur au Centre International de Catéchèse et de Pastorale Lumen Vitae à Bruxelles. Il enseigne aussi les sciences religieuses aux Facultés Universitaires de Namur. Il a été directeur du Centre Lumen Vitae de 1992 à 2002 et président de l’Equipe Européenne de Catéchèse de 1998 à 2006. Il est auteur de Lire les Ecritures (Lumen Vitae, Bruxelles,1980) (Leggere le Scritture, Elledici, Torino, 1982), La catéchèse dans le champ de la communication, (Collection Cogitatio Fidei, Cerf, Paris, 1990), Dieu toujours recommencé. Essai sur la catéchèse contemporaine, (Lumen Vitae, Cerf, Novalis, Bruxelles, 1997), Une nouvelle fois. Vingt chemins pour recommencer à croire, ( Lumen Vitae, l’Atelier, Novalis, 2004) (Ricomenciare a credere. Venti itinerari di Vangelo, EDB, Bologna, 2004). Dieu désirable, Proposition de la foi et initiation, Collection « Pédagogie catéchétique », Edition Lumen Vitae, Novalis, Bruxelles-Montréal, 2010 (Il Dio desiderabile, Proposta della fede e iniziazione cristiana, EDB, Bologna, 2011). Il est un collaborateur régulier de la revue Lumen Vitae. Il a dirigé et participé à la rédaction d’une vingtaine de manuels catéchétiques pour l’enseignement religieux scolaire: la collection Passion de Dieu, passion de l’homme (De Boeck, Lumen Vitae) et la collection Champs de grâce (De Boeck, Lumen Vitae). Il est responsable du site de documentation et de formation à distance de Lumen Vitae http://www.lumenonline.net Adresse mail andre.fossion@lumenvitae.be
1 Voir notamment, Marcel GAUCHET,
La religion dans la démocratie, Gallimard, Paris, 1998. 2 Chantal
Delsol, L’âge du renoncement, Cerf, Paris, 2011, p.8. 3 André Comte-Sponville,
L’esprit de l’athéisme,
Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albin Michel, 2006, p^.217. 4 Ibidem, p.425 Chantal
Delsol, op.cit., p.128-129. 6 Paul VI, Discours de clôture du Concile Vatican II, le 7 décembre 1965.7 Catéchisme de l’Eglise
Catholique, 1992, §1260. 8 GS 22 ; voir aussi LG
16 ; AG 7
9 La prière eucharistique prie « pour les hommes qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection et pour tous ceux qui ont quitté cette vie ». Cette prière manifeste que la grâce de Dieu s’étend aux uns comme aux autres. 10 « Dieu a lié le salut au sacrement du Baptême, mais il n’est pas lui-même lié à ses sacrements » in Catéchisme de l’Eglise Catholique, §1257.11 Paul VI, op.cit.12 « Complétée », en effet, plutôt que « complète », car le texte grec de l’épître mentionne « εληρωμένη » qui est le participe passé passif du verbe « ληρόω ».13 La parabole du grain de moutarde : Mt 13, 31-32,La parabole du bon grain et de l’ivraie : MT 13, 24-30La parabole du semeur : Mc 4, 1-9 ;La parabole de la semence qui pousse toute seule : Mc 4,26-27La parabole du grain de blé qui meurt en terre : Jn 12,2414 Ibidem. 15 Fritz LOBINGER Qui
ordonner? Vers une nouvelle figure de prêtres, Collection
« Pédagogie pastorale », n°6, Lumen Vitae, Bruxelles,
2008. Fritz Lobinger, né en
Allemagne en 1929, vit en Afrique du Sud depuis
1956. Titulaire d’un doctorat en missiologie, il a
enseigné en divers lieux d’Afrique et d’Asie. Il a
été évêque du diocèse d’Aliwal de 1986 à 2004.
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