La liturgie quarante ans après le Concile Vatican II


Conférence du cardinal Godfried Danneels

Le cardinal Godfried Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles (Belgique), est intervenu comme conférencier dans le cadre de l'Assemblée plénière annuelle de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), qui a eu lieu du 17 au 22 octobre dernier. Le thème de son allocution portait sur la liturgie et son évolution après le Concile Vatican II. Nous publions le texte de cette conférence (*) :

SOMMET OU RÉCESSION ?

1. Un tournant majeur

Il doit être difficile à qui n'en a pas fait lui-même l'expérience d'imaginer à quel point la pratique liturgique a pu changer en moins d'un demi-siècle. L'évolution qui s'est produite au cours des trente dernières années est à peine perceptible aujourd'hui tant le nouveau modèle liturgique est tenu pour évident pratiquement partout. Pareille situation a quelque chose de gratifiant, sans doute, mais faut-il en conclure que les intentions profondes de Sacrosanctum Concilium sont devenues réalité ? Peut-être le moment est-il venu de faire une évaluation.

Il est évident qu'en liturgie le dernier demi-siècle a entraîné un changement majeur dans les relations entre le ministre et l'assemblée. Ce changement, toutefois, n'a pas été sans influencer notre compréhension des rapports entre le sacré et le profane et même entre l'Église et le monde. On pourrait résumer la situation comme suit : avant la réforme liturgique, la distance entre le ministre et le peuple était clairement désignée. Elle trouvait même une expression matérielle dans la conception des lieux de culte : le choeur en tant qu'espace distinct réservé au prêtre, l'autel orienté vers l'est, la sainte table qui séparait le prêtre et l'assemblée. Plus discutable encore que l'architecture de l'église, il y avait le caractère parallèle de la célébration. Il n'était pas rare de voir le prêtre célébrer la liturgie officielle pendant qu'au même moment le peuple s'adonnait à ses dévotions personnelles. L'usage du latin jouait évidemment un rôle important dans ce parallélisme.

Tout cela faisait que la liturgie était désormais regardée comme intangible : entité réglée par les rubriques, elle devait être exécutée dans l'obéissance et le plus grand respect. La liturgie était un acquis et le bon liturgiste était vu avant tout comme un exécutant fidèle. Le peuple assistait, bien sûr, mais ne jouait pratiquement aucun rôle dans la liturgie proprement dite.

2. La participation active

Dès l'origine, le mouvement liturgique, qui a pris naissance en Belgique en 1909, a eu pour but de combler le fossé entre la liturgie officielle du prêtre et celle du peuple. Née de ce mouvement, l'expression « participation active » est entrée aujourd'hui dans l'usage commun. Elle joua un rôle clé dans la Constitution sur la liturgie de Vatican II. La participation active a d'abord été favorisée par la diffusion de missels populaires contenant la liturgie dominicale ; les fidèles pouvaient au moins suivre la célébration. Mais bientôt, on voulut faire plus que simplement suivre dans le livre. Les gens souhaitaient participer et entrer dans le jeu. Vatican II a répondu à ce désir en introduisant l'usage de la langue vernaculaire, en simplifiant la symbolique liturgique pour la rendre plus transparente, en retournant à la pratique de l'Église primitive quitte à laisser tomber des ajouts qui étaient venus faire écran à l'essentiel et en redistribuant correctement les rôles dans le service liturgique. Ce qui eut pour résultat une plus grande participation du peuple, au coeur même de la liturgie.

3. Du rubricisme à la manipulation

La participation active de l'assemblée à la liturgie est évidemment un cadeau incomparable du Concile au Peuple de Dieu. Mais comme dans toute réforme digne de ce nom, il y a une ombre au tableau. La participation active à la liturgie, le fait de la préparer ensemble, le souci de s'approcher le plus possible de la culture et de la sensibilité des fidèles peuvent conduire imperceptiblement à une sorte d'appropriation de la liturgie. La participation et la célébration mutuelle peuvent conduire à une forme subtile de manipulation. En l'occurrence, la liturgie n'est pas seulement délestée de son caractère intangible - ce qui n'est pas mauvais en soi - mais devient en un sens la propriété de ceux qui la célèbrent, un domaine abandonné à leur « créativité ». Ceux qui sont au service de la liturgie - prêtres et laïcs - en deviennent les « propriétaires ». En certains cas, cela peut même mener à une sorte de « coup de force » liturgique qui élimine le sacré, banalise le langage et transforme le culte en événement social.

En somme, le véritable sujet de la liturgie n'est plus le Christ qui, par l'Esprit, rend hommage au Père et sanctifie l'assemblée dans un geste symbolique. Le véritable sujet devient la personne humaine ou la communauté qui célèbre. L'accent exagéré placé avant les années cinquante sur la discipline, l'obéissance, la fidélité aux rubriques, la réception et l'entrée dans une entité préexistante fait place à la volonté propre et à l'évacuation du sens du mystère dans la liturgie. Lorsque cela se produit, la liturgie n'est plus leitourgía : l'oeuvre du peuple et pour le peuple concernant sa relation à Dieu ; elle devient une activité purement humaine.Heureusement, la tendance que nous venons d'évoquer n'est pas universelle. Mais tout essai d'évaluation de la pratique liturgique à notre époque se doit d'en tenir compte.

4. La liturgie nous dépasse

Il y a en liturgie un principe de base selon lequel la liturgie est d'abord « le travail de Dieu sur nous » avant d'être notre travail sur Dieu. La liturgie est, dans son essence même, un datum, un donné. Elle nous dépasse et elle existe depuis bien longtemps, bien avant que nous ayons pu y participer. Le sujet actif de la liturgie est le Christ ressuscité. C'est lui le premier et le seul Grand Prêtre, le seul qui soit en mesure d'offrir le culte à Dieu et de sanctifier l'assemblée. Il ne s'agit pas là seulement d'une vérité théologique abstraite ; la chose doit devenir évidente et visible dans la liturgie. Le coeur de la liturgie est déjà donné dans les gestes d'institution posés par le Seigneur.

Cela ne veut pas dire que la personne ou la communauté qui célèbre n'a jamais le pouvoir ou l'autorisation de faire appel à sa créativité. La communauté est créatrice mais elle n'est pas une « instance de création ». Autrement, la liturgie ne serait plus l'épiphanie des mystères du Christ à travers le service de l'Église, la continuation de son incarnation, de sa crucifixion et de sa résurrection, l'« incarnation » d'un projet divin dans l'histoire et dans le monde des personnes humaines par l'entremise de symboles sacrés. Dans une telle situation, la liturgie ne serait rien de plus qu'une auto-célébration de la communauté.

La liturgie « préexiste ». La communauté qui célèbre y entre comme dans une architecture préétablie, divine et spirituelle. Dans une certaine mesure, la chose est également déterminée par la place du Christ et de ses saints mystères dans l'histoire. L'Eucharistie n'est pas en soi un « repas sacré » mais plutôt l'actualisation d'un repas particulier : celui que prit le Christ avec ses disciples la veille du jour où il souffrit. En ce sens, la liturgie ne peut jamais devenir une concoction mitonnée par la communauté célébrante. Nous ne sommes pas des créateurs ; nous sommes les serviteurs et les gardiens des mystères. Nous n'en sommes ni les propriétaires ni les auteurs.

5. L'attitude fondamentale de l'homo liturgicus

L'attitude fondamentale de l'homo liturgicus - personnellement et collectivement - suppose la réceptivité, l'écoute, le don de soi et la capacité de se relativiser. C'est l'attitude de la foi et de l'obéissance fidèle. Ce n'est pas parce qu'une caricature de cette attitude d'obéissance a pu conduire dans le passé à un dressage et à un rubricisme serviles et absurdes que s'en est trouvé diminué le sens qu'il y a à « entrer dans ce qui nous dépasse ».L'homo liturgicus ne manipule pas et le geste qu'il ou elle pose ne se réduit pas à une expression de soi ou à un épanouissement personnel. C'est une attitude d'orientation vers Dieu, d'écoute, d'obéissance, d'accueil reconnaissant, d'émerveillement, d'adoration et de louange.

C'est une attitude qui consiste à écouter et à voir, ce que Guardini appelait « contempler », attitude inconnue de l'homo faber chez plusieurs d'entre nous.Bref, l'attitude fondamentale de l'homo liturgicus n'est rien d'autre qu'une attitude de prière, d'offrande de nous-mêmes à Dieu pour laisser sa volonté s'accomplir en nous.Il ne faudrait donc pas être surpris qu'à une époque comme la nôtre, qui intervient activement dans la réalité quotidienne et qui soumet cette réalité à notre pensée scientifique et à notre expertise technologique, il soit particulièrement difficile d'avoir une attitude authentiquement liturgique. La dimension « contemplative » de la personne humaine n'est plus évidente aujourd'hui. Dans ces conditions, le noyau de la liturgie est encore moins évident.

La participation active doit donc être replacée dans cette attitude « contemplative » et en porter par conséquent les caractéristiques spécifiques.

6. Le caractère incompréhensible de la liturgie

L'un des premiers soucis de Vatican II et de l'Église est et demeure que la liturgie soit comprise par la communauté qui célèbre. Chacune des réformes proposées par la Constitution part de ce souci. « Comprendre ce qu'on fait » est une exigence fondamentale dans tout ce que nous faisons, y compris ce que nous faisons en liturgie.On a d'abord mis sur le compte de la langue le caractère incompréhensible de la liturgie. Mais dès qu'on eut introduit le vernaculaire, on a bien vu que l'emploi de telle ou telle langue n'était pas seul en cause ; le contenu même de la liturgie était tout aussi peu familier. La liturgie, bien sûr, est presque entièrement construite sur la Bible. On dit que la Bible hébraïque, l'Ancien Testament, nous est particulièrement peu familier. Tout s'y déroule dans un contexte agraire qui ne s'applique plus guère aujourd'hui dans plusieurs régions du monde. En même temps, les textes bibliques s'enracinent dans une culture rurale et une culture méditerranéenne particulière en plus. Nombre d'images, les bergers, les troupeaux, les puits, ne font plus partie du paysage quotidien du citadin contemporain. Autrement dit, la Bible utilise un langage qui appartient à une époque révolue.

Les textes non bibliques de la liturgie sont, eux aussi, un peu étranges. Les collectes latines avec leur formulation concise et leur métrique structurée sont tout simplement impossibles à traduire, non que leurs mots ne puissent être transposés dans une langue moderne mais parce qu'ont disparu la mentalité et la culture où ils sont nés. Un grand nombre de textes, une fois détachés de leur contexte musical, semblent extrêmement archaïques. Pensez, par exemple au Salve Regina ou au Dies Iræ ou même aux Introïts et aux antiennes de communion du chant grégorien, sans parler de l'image archaïque de Dieu qui prévaut dans ces textes (le Dieu qui sommeille, le Dieu de colère, etc.).Certains symboles - même s'ils sont secondaires - ne semblent plus fonctionner : la goutte d'eau dans le calice, le fait de mêler au vin une particule de l'hostie, le lavabo, le lavement des pieds. On entend souvent dire qu'ils sont « démodés », « dépassés », « médiévaux » et « monastiques ».

7. Abréger ou éliminer ?

Les gens optent souvent pour une solution à court terme qui ne fait qu'effleurer le vrai problème. Dans le cas de la liturgie, on a remplacé certains termes par d'autres, plus faciles à comprendre. Il y a des termes bibliques, toutefois, qu'on ne saurait remplacer. Que faire, par exemple, de termes tels que « résurrection », « Pâques », « Eucharistie », « metanoia », « péché » ? Ils font partie d'une sorte de « langue maternelle » biblique et liturgique qui ne peut tout simplement pas être remplacée. Il faut les apprendre. Il est difficile d'imaginer un juif qui emploierait un terme différent pour shabbat ou pesach.

Certaines images bibliques sont, effectivement, difficiles à saisir dans notre culture urbaine contemporaine. On ne rencontre pas tous les jours des bergers et des troupeaux. S'ensuit-il que de telles images ne soient plus compréhensibles en elles-mêmes ? Est-ce parce que personne n'a jamais vu de séraphin que la puissance métaphorique de ce messager angélique ne nous parle plus ? La moitié de la poésie qui ait jamais été écrite utilise des images et des termes qui n'appartiennent pas à l'expérience et à l'environnement quotidiens du lecteur. Le Pontifical romain a emprunté plusieurs symboles à la culture allemande du Moyen Âge.Les gens préfèrent parfois remplacer les textes liturgiques par d'autres textes poétiques, en particulier lors des mariages et des baptêmes. Indépendamment du fait qu'il y a une profonde différence théologique entre un texte esthétiquement valable et un texte biblique, il faut bien dire que plusieurs de ces textes appartiennent à une culture encore plus limitée que celle de la Bible, qui semble bien posséder un caractère plus universel.

Dans la plupart des cas, le remède employé n'aide guère. La plupart du temps, tout tourne autour de questions comme : « Qu'est-ce qu'on peut laisser tomber ? », « Comment pourrait-on abréger ? », « Qu'est-ce qui fonctionnerait mieux pour exprimer ce qui se passe dans notre vie personnelle et communautaire ? ». Mais cette dernière question est-elle justifiée ? Et d'abord, qu'est-ce que nous avons à dire ? Ce qui se passe dans notre vie ? Ou ce que Dieu a à nous dire ? D'une manière, bien sûr, que nous puissions comprendre.

Il ne semble y avoir qu'une seule solution. Si la liturgie n'est pas simplement une mise en forme de la religiosité humaine commune, mais plutôt l'épiphanie de Dieu dans l'histoire de l'humanité (d'Abraham au Christ), alors nous ne pouvons échapper à la nécessité de la catéchèse et de l'initiation. La liturgie exige une formation parce qu'elle est à la fois proclamation et célébration de mystères, mystères qui se sont produits dans l'histoire du judaïsme et du christianisme.

8. Qu'est-ce que comprendre ?

Qu'est-ce précisément que comprendre ? Il est évident que si la liturgie est l'épiphanie des transactions entre Dieu et son Église, le noyau le plus profond de la liturgie ne nous sera jamais parfaitement accessible. Il y a en effet un noyau dur dans la liturgie - le mystère - qui est insaisissable. On ne peut y entrer que dans la foi.Mais il y a encore autre chose à remarquer au sujet de la compréhension. Nos contemporains conçoivent souvent la compréhension comme la capacité de saisir du premier coup. Quelque chose est compréhensible si nous pouvons le saisir immédiatement. Une telle approche vaut pour les objets ordinaires de connaissance, qui ne peuvent être saisis qu'à un niveau purement cognitif, mais il s'agit plus alors d'enregistrer que de comprendre. Dès qu'on aborde les profondeurs de la réalité humaine - et divine -, cette approche ne fonctionne pas.

L'amour, la mort, la joie, la solidarité, la connaissance de Dieu -, ces réalités ne peuvent être saisies du premier coup et au premier coup d'oeil. En l'occurrence, la compréhension correspond plutôt à la notion biblique de « connaissance - pénétration ». C'est un processus long et progressif d'apprivoisement à une réalité particulière. La même chose vaut de la liturgie. Elle n'est pas un objet de connaissance au sens ordinaire du mot. Elle n'est d'ailleurs pas du tout objet de connaissance ; elle est bien plutôt source de connaissance, source de compréhension. C'est pourquoi l'analyse est ici déplacée ; seules conviennent une écoute et une familiarisation prolongées. Il s'ensuit que la liturgie ne s'ouvrira à la compréhension que dans une perspective d'« empathie ». La liturgie ne se laisse comprendre que par ceux et celles qui ont foi en elle et qui l'aiment. C'est pourquoi elle demeure inaccessible et incompréhensible en dehors de la foi.

En outre, la liturgie n'est compréhensible qu'à un certain niveau de répétition. Ce n'est que graduellement que les réalités profondes dévoilent leur pleine signification. D'où le phénomène du « rituel » dans la liturgie : qui dit « rituel » dit répétition.Plusieurs changements introduits dans la liturgie pour la rendre plus compréhensible ont échoué parce qu'ils portaient sur les aspects immédiats, cognitifs et informatifs de la compréhension. Ils voulaient tout expliquer, commenter, analyser. Ils ne favorisent pas l'apprivoisement de la liturgie. Ce sont des interventions chirurgicales et médicales (on abrège, on remplace, on rejette, on décrit) pratiquées sur une réalité agonisante, sorte de soins palliatifs qui n'arrivent jamais à guérir le malade. La seule approche valable est de l'ordre du dialogue : permettre au temps liturgique de dire ce qu'il a à dire ; écouter avec attention ses harmoniques et donner à son sens profond le temps de se déployer. Au lieu de chercher des solutions de remplacement, laisser la liturgie parler par elle-même et exposer ses propres virtualités.

9. Notre relation faussée avec la liturgie

Le côté incompréhensible de la liturgie ne tient pas tant à l'inintelligibilité de ses grands symboles. En fait, nous sommes tous sensibles à la profonde fascination qu'exercent des symboles comme le feu, la lumière, l'eau, le pain, le vin, l'imposition des mains, l'onction. Ces grands symboles - naturels - entrent en résonance avec les archétypes de notre imaginaire. Les symboles secondaires peuvent, c'est entendu, poser plus de problèmes. Mais justement, ils ont moins d'importance et Vatican II en a écarté un bon nombre.

La disparition de l'univers symbolique dans lequel opèrent ces symboles joue un rôle plus important dans ce problème de la compréhension. Arraché à son contexte, le symbole liturgique, tel un poisson hors de l'eau, perd une grande partie de sa vitalité. Et on en a la meilleure preuve dans ce qu'on pourrait appeler les situations « contraires », où l'univers symbolique continue de prospérer encore aujourd'hui. Comment se fait-il que de courtes expressions latines ou des refrains grégoriens continuent de fonctionner à Taizé, mais pas dans les paroisses ? Parce qu'ils sont à leur place dans la communauté religieuse de Taizé avec sa vie liturgique monastique. Pourquoi les symboles dont nous avons parlé fonctionnent-ils toujours dans les abbayes, les églises des monastères et les communautés charismatiques ? Pour la même raison ! Pourquoi un requiem grégorien fonctionne-t-il bien à des funérailles ? La compréhension liturgique dépend aussi de la présence d'un certain nombre d'éléments ambiants non liturgiques. C'est l'ensemble du rapport que nous entretenons avec la liturgie - même en dehors de la célébration proprement dite - qui crée autant de possibilités.

Le caractère incompréhensible de la liturgie ne tient pas seulement à la liturgie elle-même mais il dépend en partie de nous. Il nous faut travailler sur notre propre attitude. Nous devons examiner notre rapport global à Dieu, notre foi, notre style de vie, etc. Est-ce que la liturgie donne un sens à ces dimensions de notre vie, ou en fait-elle un corpus extraneum ? Nous devons avoir conscience de ce que comprendre la liturgie est beaucoup plus qu'un exercice cognitif ; il faut savoir y « entrer » avec amour. Par ailleurs, notre vision, notre regard contemplatif est faible. Depuis la Renaissance, nous avons perdu notre faculté de contemplation désintéressée, qui s'est vue mise de côté au profit de l'observation analytique.

10. Que devrions-nous faire ? Que pouvons-nous faire ?

A. Thème et variations

Il est clair qu'« entrer dans la structure existante » de la liturgie ne veut pas dire exclure toute souplesse de notre style liturgique. Bien loin d'être interdite, la créativité est nécessaire en réalité. Mais si ce n'est pas la créativité qui est en cause, à quoi tient le problème ?Le problème tient aux limites de notre intervention. On ne peut pas simplement transformer et remodeler toute l'affaire. Les changements doivent être faits avec intelligence. La liturgie contient certains thèmes qui, s'ils ne peuvent être changés, restent ouverts à une certaine variation. Certaines de ces pistes liturgiques, clairement balisées et immuables, ont été déterminées par le Christ lui-même. En termes classiques, il s'agit de la « substance » des sacrements, sur laquelle l'Église elle-même n'a aucun pouvoir. La liturgie reste la liturgie du Christ.

Il y a aussi des éléments liturgiques d'origine historique qu'on ne peut pas changer. Certaines formes de prière, certains mots, certaines façons de parler, tels les textes de la Bible, restent immuables. Peut-être même l'enchaînement liturgique d'une lecture de l'Écriture, d'une réponse lyrique (psaume) et d'une prière tombe-t-il dans cette catégorie. Il y a là plus qu'un caprice de la liturgie ; il s'agit d'une vérité théologique profonde : Dieu parle d'abord et notre réaction suit.Pour pouvoir préciser les limites qui démarquent le thème de ses variations, une formation liturgique poussée est indispensable. La liturgie exige la connaissance de la tradition et de l'histoire ; en un mot, la connaissance des sources. Avant de pouvoir prendre sa place dans l'entreprise liturgique, il faut connaître son métier. La liturgie exige à la fois de l'instruction et de l'intuition, avec une bonne dose de spiritualité et de sens pastoral. C'est peut-être là qu'il faut chercher la cause de la pauvreté liturgique qui saute aux yeux à tant d'endroits de par le monde. Ce n'est pas faute d'engagement, de dévouement ou d'imagination ; c'est un simple manque de compétence. Il ne sert à rien de créer des groupes de travail en liturgie si les membres n'ont pas été formés pour faire ce travail.

B. La durée de la célébration

La chose pourra paraître étrange à plusieurs mais nos célébrations liturgiques sont généralement trop courtes. La liturgie a besoin de temps pour livrer son trésor. Elle n'a rien à voir avec le temps physique ou chronométré, mais avec le temps spirituel de l'âme. Comme la liturgie ne relève pas du monde de l'information mais appartient au domaine du coeur, elle ne suit pas le temps « d'horloge » mais le kairos. Plusieurs de nos liturgies n'offrent ni le temps ni l'espace pour « entrer » dans l'événement. À cet égard, la liturgie orientale nous donne un bon exemple, elle prend son temps et invite les participants à « laisser derrière eux tous les soucis de ce monde » (Hymne des chérubins). Il ne suffit pas que les gens aient entendu la liturgie ou que celle-ci ait été prononcée. Leur a-t-elle été « proclamée » ? Ont-ils eu l'occasion de l'intégrer ? Il ne nous suffit pas d'avoir entendu la liturgie ; il nous faut aussi l'avoir saisie.

Le silence et le temps d'intériorisation ont ici un rôle prépondérant. La liturgie de Vatican II prévoit du temps pour le silence mais, en pratique, on ne lui donne guère de chance. L'absence de silence transforme la liturgie en une succession ininterrompue de mots, qui ne laisse pas de temps pour l'intériorisation. Voici encore une raison qui explique que la liturgie soit « incompréhensible ».

C. Articuler la parole et le geste

L'un des principaux handicaps de la liturgie telle qu'elle est pratiquée de facto en Occident, c'est sa « verbosité ». La liturgie est devenue essentiellement affaire de « langage » et de discours. La parole, qu'on a longtemps ignorée et négligée, est revenue en force. Combien de célébrants regardent l'homélie comme le point culminant de la liturgie et le baromètre de la célébration ? Combien ont le sentiment que la célébration est plus ou moins terminée après la liturgie de la Parole ? En fait, on observe un déséquilibre marqué entre la durée de la liturgie de la Parole et celle de la liturgie eucharistique.Par ailleurs, on donne trop d'importance à une approche « intellectuelle » de la liturgie. On ne laisse pas assez de place à l'imagination, à l'affectif, à l'émotion et à une esthétique bien comprise. Avec pour conséquence que la liturgie commence à fonctionner d'une manière extrêmement intellectuelle et s'empêche ainsi de rejoindre plusieurs de ceux et celles qui y participent, soit qu'ils ne soient pas intellectuels soient qu'ils ne considèrent pas que cela puisse nourrir leur vie.

Une liturgie qui est presque exclusivement axée sur l'intellect n'aura pas tendance à faire participer le corps humain à la célébration. Pas étonnant que les gens finissent par rester assis pendant presque toute la célébration : être assis est la position normale de l'auditeur. (Remarquez cependant que les gens sont moins souvent assis en Amérique du Nord).Il y a un grave déséquilibre dans l'articulation de la parole et du geste. Sans introduire de gesticulation rhétorique ou théâtrale, on pourrait affirmer, néanmoins, que la langue et l'oreille sont souvent les seuls organes auxquels la liturgie fait appel. Elle cesse ainsi d'être célébration pour n'être plus qu'instruction et discours.

11. L'utilisation abusive de la liturgie

L'une des conséquences de la verbosité dont nous avons parlé, c'est le risque que la liturgie ne soit « utilisée » à des fins qui lui sont étrangères. La liturgie est pourtant une activité symbolique globale qui relève du domaine « ludique ». Le « jeu » est unique en ce qu'« on joue pour jouer », pour le plaisir de jouer. La compétition et l'intérêt financier font mourir le jeu.La liturgie mourra, elle aussi, si on la subordonne à des fins qui lui sont étrangères. La liturgie n'est ni le moment ni le lieu de faire la catéchèse. Elle a, bien sûr, une grande valeur catéchétique, mais elle n'est pas là pour remplacer les différents moments de catéchèse qui doivent jalonner la vie de la chrétienne ou du chrétien.

Ces moments doivent venir en leur temps. La liturgie ne devrait pas non plus servir à diffuser de l'information, si nécessaire que puisse être cette dernière. Elle ne devrait pas être contrainte à servir de tribune pour communiquer des avis aux participants à telle ou telle activité, à moins que celle-ci ne relève entièrement de la liturgie elle-même. On ne va pas à la messe, lors de la Journée missionnaire mondiale, pour apprendre quelque chose sur l'un ou l'autre territoire de mission. On va participer à la liturgie pour réfléchir à la façon d'intégrer à sa vie la mission reçue du Christ d'« aller à toutes les nations ». La création de toutes sortes de dimanches à thème et de célébrations thématiques n'a guère d'avenir, sauf d'entraîner la mort de la liturgie comme telle. La liturgie ne doit certainement pas servir de « réchauffement » pour une autre activité, même s'il s'agit d'une activité d'Église. Une célébration n'est pas une réunion. Ce qui n'empêche pas qu'on puisse repartir de la liturgie avec un sentiment accru d'engagement, de foi et d'amour qui éclaire et inspire son agir.

La liturgie est une activité libre ; elle est à elle-même sa propre fin. Même si elle est « la source et le sommet » de toutes les activités de l'Église, la liturgie ne peut ni les remplacer ni se confondre avec elles.

12. La pédagogie « sensorielle » de la liturgie

Le caractère unique de la liturgie tient à ce qu'elle donne la place d'honneur à l'« expérience ». L'expérience est première et, si la réflexion, l'analyse, l'explication et la systématisation peuvent être nécessaires, elles doivent suivre l'expérience.« Célébrer d'abord, comprendre ensuite ». La proposition pourra en étonner quelques-uns, elle paraîtra même obscurantiste et anti-intellectuelle. Cache-t-elle un appel à l'irrationalité ou à l'abandon du vaste effort catéchétique de l'Église pour préparer les gens à recevoir les sacrements ? Pensez, par exemple, au credo et à la confirmation.

Les Pères de l'Église avaient pour principe que la catéchèse mystagogique - où se révèle le noyau le plus profond des saints mystères - ne devait survenir qu'après les sacrements d'initiation. Avant le baptême, ils se contentaient de donner une formation morale et d'enseigner le « style de vie » chrétien. Tout de suite après le baptême - pendant la semaine de Pâques - ils exposaient le sens profond du baptême, de la confirmation et de l'Eucharistie. Leur approche pédagogique restait « sensorielle » : participer d'abord, faire l'expérience sur le plan existentiel au coeur de la communauté et, après seulement, expliquer. Toute leur méthode d'instruction était construite autour d'un cadre de questions et de réponses du genre : « Avez-vous remarqué que... ? », « Eh bien, cela signifie que... ».

Peut-être ne devons-nous pas suivre à la lettre cette démarche pédagogique - la disciplina arcani n'y était pas étrangère. Mais elle nous éclaire certainement sur la direction à prendre. On ne peut comprendre la liturgie que si on y entre dans la foi et avec amour. En ce sens, aucune méthode catéchétique ne pourra réussir à moins de s'appuyer sur de bonnes célébrations liturgiques communautaires. Et réciproquement, la catéchèse en elle-même ne servira pas à grand chose si le temps de catéchèse ne comprend pas une praxis liturgique.

Quand il s'agit de liturgie, il faut s'en tenir à la règle suivante : d'abord, l'expérience, d'abord « vivre » la liturgie, et ensuite réfléchir et expliquer. Les yeux du coeur doivent s'ouvrir avant les yeux de l'intellect parce qu'on ne peut vraiment comprendre la liturgie qu'avec l'intelligence du coeur.

Tout cela a des conséquences pour les équipes de liturgie. Ceux qui veulent travailler sur la liturgie et, comme nous l'avons dit, « moduler le thème donné », devront d'abord écouter ce thème avec attention et participer à la célébration de la liturgie dans son état actuel. Faute de quoi, toute leur entreprise liturgique ne sera rien d'autre qu'un exercice d'« expression de soi » au lieu de façonner une entité déjà constituée qui plonge ses racines dans la tradition liturgique de l'Ancien et du Nouveau Testaments et dans la tradition vivante de l'Église. Que penserions-nous d'un compositeur qui refuserait d'entendre la musique de ses prédécesseurs, ou d'un peintre qui refuserait de visiter un musée ? Un musicien écoute de la musique comme un poète lit de la poésie. C'est le simple bon sens, la sagesse humaine, mais elle s'applique parfaitement à la liturgie qui est avant tout l'oeuvre que Dieu crée avec son peuple.Le liturgiste digne de ce nom commence par écouter, méditer, prier et intérioriser. C'est ensuite seulement qu'il ou elle peut « moduler ».

13. Rituel et ennui

Les mots « rite » et « rituel » évoquent déjà l'idée d'ennui et de monotonie. « C'est toujours la même chose... », entend-on répéter. Rituel est synonyme de rigidité et de sclérose.Mais est-ce bien le cas ? Il est vrai qu'il existe un attachement exagéré à des formes particulières, mais il s'agit alors de ritualisme, d'un rituel malsain. Il faut bien admettre que toute bonne chose a sa pathologie.

Le rituel, cependant, est autre chose que le ritualisme. Le rituel n'a pas de prix et il est irremplaçable. Il a sa place dans toute activité humaine. Tout être humain a son rituel du matin et du soir, comme toute société a des fêtes régulières qui sont célébrées de la même façon année après année.

Le rituel est un donné anthropologique incontournable. Toute réalité humaine un peu importante est enveloppée et protégée par le rituel : la naissance, le mariage, l'amour, la mort. Chaque passage est orné et embelli par le rituel. Chaque fois que nous rencontrons une réalité qui transcende la personne humaine, nous l'« humanisons » au moyen du rituel.

Le rituel a comme particularité d'être répétitif et stéréotypé. Afin de pouvoir approfondir les objets sérieux, nous avons besoin de stéréotypes identiques, de formules cérémonielles rassurantes que nous disons

rituelles. Ce genre de répétition, cependant, n'entraîne pas nécessairement la monotonie ou l'étouffement de toute forme d'élément plus personnel. Chaque rite de mariage, par exemple, est stéréotypé : tout le monde se marie de la même manière, en employant les mêmes mots et en posant les mêmes gestes. Et pourtant, les personnes en cause ne sont nullement dépersonnalisées, elles ne sont pas réduites à l'état de simples numéros dans une file. Chaque mariage reste unique même s'il se déroule de la même façon que n'importe quel autre. En fait, il est essentiel pour chaque couple de pouvoir trouver sa place dans la file avec tous les autres mariages, par le biais du rite matrimonial établi.

De cette façon, la fragilité de leur engagement personnel prend une dimension sociale et s'en trouve, à leurs yeux, protégée et garantie. La même chose vaut du langage de l'amour. Il demeure indéfiniment le même et pourtant, chaque fois qu'il est prononcé, il évoque fraîcheur et nouveauté.Le rituel répétitif donne en outre l'occasion d'une réflexion et d'une intériorisation en profondeur. Les questions sérieuses - comme la liturgie - ne peuvent être saisies instantanément, il leur faut du temps, et qui dit temps dit répétition. Il n'y a que l'information pure, comme un commandement ou un langage informatique, qui n'exige pas de répétition parce qu'elle peut être comprise immédiatement. Les questions plus profondes ne laissent émerger leur signification véritable qu'avec le temps.

Le rituel, enfin, offre une protection contre l'expérience religieuse directe, sans médiation. Seuls les grands génies religieux - ainsi Moïse devant le buisson ardent - sont capables de telles expériences ; en ce qui nous concerne, nous avons besoin de la médiation protectrice du rite et de l'effet de décélération ou de retardement engendré par la répétition.

En fait, le rituel sera toujours associé à une certaine monotonie et peut-être à un certain ennui. Peut-être devons-nous simplement en avoir conscience et nous faire à l'idée, à condition de ne pas perdre de vue à quel point peut être indispensable cet aspect « ennuyant » du rituel.Quelques autres réflexions seront peut-être utiles. En mettant constamment l'accent sur le côté « ennuyant » du rituel, nous manifestons à quel point notre expérience de la liturgie est devenue individualiste. Le rituel est pourtant nécessaire afin de rassembler la communauté et de lui permettre de célébrer. Si nous faisons de la liturgie l'expression la plus individualisée de l'émotion la plus individuelle, nous éliminons toute possibilité de célébration communautaire. Si, par contre, nous entrons dans la célébration eucharistique sans ratio agendi préétablie, c'est parce que nous voulons permettre à plusieurs de célébrer au même rythme. Il ne peut y avoir de communauté sans rituel.

Nous devons en outre garder en tête que c'est à l'invitation de Dieu que nous assistons à la liturgie. La liturgie n'est pas une fête que nous nous sommes organisée en fonction de nos préférences personnelles. C'est la fête de Dieu. Nous y sommes présents pour répondre à une invitation et pas simplement pour satisfaire des besoins personnels.Bien des choses dépendent de la personne du président. Il lui revient de diriger un acte communautaire au nom de Dieu. Il est le véhicule vivant de quelque chose qui le dépasse. Il n'est donc ni robot ni acteur ; il est serviteur.

14. Les fondements cosmiques de la liturgie

Un aspect important de la liturgie, c'est sa relation au cosmos. Plusieurs de ses symboles sont empruntés à des réalités cosmiques telles que le feu, la lumière, l'eau, la nourriture, les gestes et les attitudes du corps. Les temps et les saisons, la position du soleil et de la lune, la nuit et le jour, l'été et l'hiver sont tous en rapport avec la liturgie. Dans l'événement liturgique, tous les grands archétypes humains ont leur place.

Mais ce qui importe, c'est que les réalités cosmiques en question ont la possibilité d'apparaître dans leur pleine réalité en tant que choses créées. La liturgie doit fonctionner avec des choses « réelles ». Si, dans une certaine mesure, tout est transformé par la culture, la création culturelle ne doit jamais masquer la nature. Le feu doit être du vrai feu, la lumière de la vraie lumière, les tissus de vrais tissus, le bois du vrai bois. L'heure du jour doit être respectée, notamment pour la célébration de la vigile pascale. Ainsi la liturgie devient-elle souvent le dépositaire de l'authenticité des objets qui nous entourent.

Pour servir Dieu, nous n'utilisons que les plus belles choses qu'il a créées. Le côté pratique et le confort doivent ici céder la place à l'authentique.Il faut cependant réaliser que tous nos symboles juifs et chrétiens ne sont plus purement cosmiques ou naturels. Ils ont tous été déterminés et conditionnés par l'histoire de Dieu avec son peuple. Même si toutes nos fêtes judéo-chrétiennes ont une origine agraire, elles ont toutes été conditionnées par les événements du salut, qui se situent dans l'histoire et ne sont plus naturels ; elles se rattachent à un fait historique. La fête de la Pâque n'est plus purement agricole ; elle est aussi la célébration de l'exode d'Égypte. Shebuoth n'est plus la fête des prémices mais celle du don de la Loi sur le mont Sinaï. Pour les fêtes chrétiennes, qui sont entièrement déterminées par l'historicité des mystères du Christ, la chose est encore plus claire. Il n'y a plus de fêtes purement naturelles ou cosmiques. Le calendrier liturgique chrétien n'est plus un calendrier purement naturel, il est plutôt formé d'une série de journées commémoratives qui célèbrent les événements historiques survenus entre Dieu et son peuple.

15. La liturgie et les sens

La liturgie est étroitement reliée au corps et aux sens. En fait, il n'y a qu'un symbolisme fondamental : celui du corps humain comme expression de l'âme humaine, et donc lieu premier de tous les symboles. Tous les autres gestes symboliques peuvent se situer dans le prolongement du corps humain.

L'oeil est le plus actif des sens. Dans la liturgie contemporaine, on a pourtant tendance à le sous-évaluer. Elle donne beaucoup à entendre mais peu à voir. Il y eut un temps où c'était le contraire. Il y eut un temps où la dimension verbale n'était pas comprise, où l'on mettait au premier plan la dimension visuelle. Certains gestes liturgiques secondaires, comme l'élévation du pain et du vin à la consécration, en sont une conséquence.

Même le culte eucharistique à l'extérieur de la messe trouve là son fondement. Il y a sûrement lieu de réévaluer le côté visuel de notre liturgie, mais cela ne veut pas toujours dire qu'il faille ajouter de nouveaux effets visuels. Il vaut toujours mieux laisser opérer les grands symboles. Comment, par exemple, le baptême peut-il symboliser « l'accueil dans l'Église » s'il a lieu dans une église pratiquement vide ? (Encore une fois, ce n'est pas toujours le cas en Amérique du Nord). Comment le baptême peut-il être compris comme un bain s'il se réduit à une simple aspersion ? Comment pouvons-nous parler d'« entendre le message » si tout le monde est assis, la tête courbée, occupé à lire les textes dans son missel hebdomadaire, au lieu d'écouter ? Les trois points de repère de la célébration - le siège du président, l'ambon et l'autel - ont aussi une forte signification visuelle.

C'est la congrégation qui a la place la plus importante dans la liturgie chrétienne, et à juste titre. La liturgie célèbre la foi, et « la foi vient de la congrégation ». En fait, si les mystères qui sont célébrés plongent toutes leurs racines dans des faits historiques et sont ainsi des célébrations commémoratives, la chose doit être mise en évidence. L'histoire est impossible sans le « récit ».Il est très important de respecter les différents genres : une lecture n'est pas une prière, un hymne n'est pas un psaume, un chant n'est pas une admonition et une homélie n'est pas une série d'annonces. Chacun de ces genres doit être traité comme il le mérite sur le plan auditif. En outre, il est clair que ni la rhétorique, ni la théâtralité, ni le pathos n'ont leur place dans la liturgie. La personne qui lit n'est pas là pour acter mais pour se faire l'humble instrument d'une parole qui vient de plus loin. L'impact exagéré de la personnalité individuelle de l'homme ou de la femme qui fait la lecture peut tuer la liturgie et éliminer ses harmoniques.

Même le lieu d'où est proclamée l'Écriture a son importance. Il vaut mieux ne pas lire depuis le centre de la communauté parce que la parole nous vient d'ailleurs. Celle-ci est proclamée ; elle ne naît pas simplement de la communauté. Il est également préférable de lire à partir de l'Évangéliaire et depuis un ambon entouré de symboles qui suscitent le respect - lumière, encens, acolytes.Le sens du toucher trouve son expression la plus profonde dans l'imposition des mains et dans l'onction. Ces gestes comptent parmi les plus physiques de la liturgie et ils peuvent avoir un impact énorme sur la personne. La prière récitée en présence d'une personne malade prend un caractère tout différent si on met la main sur la personne ou si on lui fait une onction.

Le sens de l'odorat, pour conclure, n'est pratiquement pas sollicité dans la liturgie. Nous n'avons rien gagné à reléguer l'encens dans le domaine du superflu et de l'encombrant. L'Église orientale est beaucoup mieux partagée à cet égard. Un exemple particulièrement absurde, c'est le saint chrême inodore que nous employons pour suggérer « la bonne odeur du Christ » aux nouveaux confirmés. Ici encore, l'Église orientale a plusieurs longueurs d'avance sur nous - peut-être va-t-elle même trop loin - car elle utilise des douzaines de parfums et d'épices pour confectionner le saint chrême.

16. L' « inculturation »

Le problème de l'« inculturation » est un phénomène récent. Il a été traité dans un remarquable document de la Sacrée Congrégation pour les Sacrements et le Culte divin, publié en 1994 (DC 1994, n. 2093, p. 435-446. NDLR).Nous ne pouvons pas discuter ici de tous les aspects de ce problème. Mais le principe est clair. Si la liturgie relève de l'incarnation, il est indispensable qu'elle soit inculturée aux différentes cultures de l'humanité. Cela va de soi. La liturgie doit être inculturée, ou plutôt, la liturgie s'inculturera si elle est vécue dans la foi et l'amour du Christ par des gens de toutes cultures.Mais il y a des limites. La liturgie n'a pas seulement pour fonction de structurer la religiosité humaine ; elle informe les mystères chrétiens.

Ces mystères se sont déroulés dans l'histoire, en un lieu et en un temps particuliers et en lien avec des rites et des symboles particuliers. La Dernière Cène n'est pas un repas religieux quelconque ; c'est le repas que le Seigneur a pris avec ses disciples la veille du jour où il a souffert. Il s'ensuit que toutes les célébrations eucharistiques doivent être reconnaissables, ce qui suppose des références et des connexions formelles. Il n'y a pas de repas religieux culturel qui soit équivalent à la Cène du Christ. En ce sens, il ne sera jamais possible d'« inculturer » complètement l'Eucharistie.La liturgie n'est pas seulement un donné qui relève de l'incarnation ; elle est aussi de l'ordre du salut. Comme telle, elle a une influence salutaire, salvifique, sur les cultures de l'humanité. Ce n'est pas n'importe quelle pratique religieuse ou « liturgie » populaire qui peut servir de « véhicule » à la liturgie chrétienne. Il y a des niveaux d'incompatibilité, et il y a des prières et des pratiques qu'il ne convient tout simplement pas d'employer dans la liturgie chrétienne. Le « discernement » ici ne sera pas toujours facile.

L'inculturation ne se fait pas tant à la table de travail du liturgiste que dans la pratique même de la liturgie. Ce n'est pas une affaire de raffinement bureaucratique mais plutôt de discernement loyal, fidèle, qui se fait dans la célébration même. Ce n'est qu'après une longue et profonde immersion dans la vraie liturgie, accompagnée d'un profond désir du Christ et de ses mystères, de la tradition de l'Église et de l'historicisation de la liturgie « naturelle » par la venue du Christ, que nous verrons émerger, lentement mais sûrement, une liturgie inculturée. C'est ainsi que la liturgie juive est devenue grecque, et la liturgie grecque romaine ; que la liturgie germanique et anglo-saxonne ont accru et complété la liturgie romaine, et ainsi de suite. Ce travail d'inculturation a toujours été le fruit de la pensée et de l'action de quelques grands personnages de l'Église ainsi que de la sensibilité, de la patience et du discernement dans la foi des divers peuples du monde.

Faut-il tenir le langage inclusif pour une affaire d'inculturation ? La question reste ouverte. Elle n'a pas été tranchée et mériterait qu'on en traite à part, et d'une manière beaucoup plus approfondie qu'on ne peut le faire ici. En fait, on continue de se demander si nous avons bien affaire à un changement culturel radical et si ce changement a ou non des conséquences religieuses. Il me paraît qu'il s'agit là d'un problème anthropologique dont l'importance n'affecte pas seulement les textes bibliques et liturgiques mais l'usage du langage comme tel et tout le domaine de la convivialité entre les hommes et les femmes.

17. La liturgie et la vie

On a abondamment discuté, ces dernières années, du caractère exotique de la liturgie et de la distance qui l'éloigne de la vie quotidienne des chrétiens. Il est vrai qu'une liturgie qui n'a pas d'impact ou de conséquences sur la façon de vivre des chrétiens rate la cible. Si, comme l'enseigne le Pape Léon le Grand, les mystères chrétiens sont passés dans la liturgie, il est également vrai que la liturgie doit passer dans la vie morale et spirituelle des chrétiens. Imitamini quod tractatis - « Mettez en pratique ce que vous faites dans la liturgie » - proclame l'ancien texte de la liturgie de l'ordination.

Certains se sont permis de conclure de cet axiome que la liturgie n'est pas aussi importante que notre vie de tous les jours ou qu'elle sert tout au plus de préparation, de « réchauffement » à la vie elle-même, sorte d'option facultative pour ceux qui en ont besoin mais superflue pour les autres. D'autres ont suggéré qu'il y a coïncidence entre la liturgie et la vie, et que le vrai service de Dieu se fait à l'extérieur de l'Église, dans le quotidien.

Il n'y a pas coïncidence entre la vie et la liturgie ; celle-ci entretient plutôt un rapport dialectique avec la vie. Le dimanche n'est pas le lundi, et réciproquement.Outre la profondeur et l'importance du contenu de la liturgie, qui est une source indispensable de grâce et d'énergie pour la vie, nous devons aussi nous rappeler que le rite dominical vient rompre la monotonie, différencier et articuler le temps humain. La liturgie n'est pas la vie, et la vie n'est pas la liturgie. Toutes deux sont irréductibles et toutes deux sont nécessaires. Elles ne coïncident pas.On dit parfois que la liturgie informe la vie, qu'elle symbolise la vie.

Ce n'est pas complètement faux. Ce que nous faisons autrement durant la semaine, d'une manière diluée, nous le faisons aussi dans la liturgie d'une manière plus concentrée et purifiée - nous vivons pour Dieu et pour les autres. La liturgie, toutefois, n'est pas qu'une symbolisation de la vie humaine. La liturgie symbolise et rend présents : d'abord, les mystères du salut, les paroles et les gestes du Christ, mais aussi nos propres gestes dans la mesure où ils sont réfléchis, purifiés et rachetés dans le Christ. Ses mystères - qui nous sont rendus présents dans la liturgie - sont nos archétypes. Cette détermination christologique de notre vie dans la liturgie est essentielle.

D'autre part, c'est un fait que la liturgie trouve son champ d'application dans la vie quotidienne. Elle se déverse sur elle et la nourrit, mais elle ne coïncide pas plus avec elle qu'elle ne s'y conforme. La vie et la liturgie ont une relation dialectique l'une par rapport à l'autre ; la vie chrétienne se fonde sur deux choses : cultus et caritas.

(*) Texte de la Conférence des évêques catholiques du Canada.La documentation catholique N° 2292 du 18/05/2003 - L'Église dans le monde - page 501 - 7876 mots.


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