Encore un théologien condamné par le Vatican.
Claude Geffré
Révélée par Le Monde dans son édition du 9 mai, la récente mésaventure survenue à Claude Geffré, lun des théologiens français les plus reconnus au niveau international, met une fois de plus en évidence la véritable mise sous tutelle de la théologie catholique par les instances disciplinaires de lÉglise romaine. Deux jours avant de senvoler pour la République démocratique du Congo, où il devait recevoir un doctorat honoris causa de la faculté de théologie de Kinshasa, ce dominicain spécialiste du dialogue des religions sest vu conseiller par le doyen de cette faculté de rester à Paris. La Congrégation romaine pour lÉducation catholique, dont le préfet, le cardinal polonais Zénon Grocholewski, présidait justement à Kinshasa un colloque sur « la théologie et lavenir des sociétés », sopposait en effet à ce que le théologien reçoive ce diplôme honorifique. « Cest à la fois surprenant et blessant, confie Claude Geffré. Je navais pas limpression dêtre particulièrement mal jugé par mes pairs. Les échos qui me sont parvenus sur mon dernier livre (1) sont même très positifs. »
Lintervention de la congrégation pour lÉducation catholique, après consultation de la congrégation pour la Doctrine de la foi, peut aussi être considérée comme un camouflet pour la faculté de théologie de Kinshasa et notamment son doyen, Léonard Santedi Kinkupu, pourtant membre de la Commission théologique internationale. Cet aréopage de quarante spécialistes de haut niveau est chargé, selon les termes officiels, « daider le Saint-Siège, et principalement la Congrégation pour la doctrine de la foi dans lexamen de questions doctrinales dimportance majeure ». Recentrage idéologique
Quest-il précisément reproché à Claude Geffré ? Lui-même nen sait officiellement toujours rien. Contrairement à lusage, le Maître de lOrdre dominicain dont dépend le théologien naurait pas non plus été avisé des raisons de cette intervention de la congrégation pour lÉducation catholique. Mais on peut penser quen ces temps de recentrage idéologique les travaux de Claude Geffré sur le pluralisme religieux ne plaisent guère au Vatican. Avec dautres théologiens, notamment africains ou asiatiques, mais aussi le jésuite belge Jacques Dupuis (habitué des avertissements de la Congrégation pour la doctrine de la foi), Claude Geffré a développé une théologie qui distingue « luniversalité du Mystère du Christ », nullement remise en cause, et « luniversalité du christianisme comme religion historique ».
En dautres termes : sans renoncer à la validité de la médiation du Christ pour toute lhumanité, il faudrait admettre lidée dune certaine relativité du christianisme historique tel quil existe et a existé, et accepter de le mettre à lépreuve, notamment dans le dialogue avec dautres cultures et religions. Lidée na rien en soi dhérétique et sinscrit dans le droit fil de Vatican II. Mais elle détonne par rapport au positionnement romain, et en particulier celui de Benoît XVI, qui, inquiet du risque « relativiste », na de cesse dinsister sur lunicité de la Vérité, nécessairement portée hier et aujourd'hui par lÉglise catholique, apostolique et romaine.
Mondialisation Lenjeu nest pas seulement théorique. Luniversalité inhérente à la nature même du christianisme peut-elle prévaloir à travers un modèle unique, ultra-centralisé et finalement très européen du catholicisme? A lheure de la mondialisation et des recompositions culturelles qui laccompagnent, cette question, que pose indirectement, avec dautres, Claude Geffré, semble donner le vertige aux responsables du Vatican.
(1) De Babel à Pentecôte, essais de théologie religieuse, Le Cerf, 2006
Claude Geffré, o.p.
La prétention du christianisme à l'universel: Implications missiologiques
Dans le concert des religions du monde, le christianisme semble faire figure dexception. Non seulement, comme toute religion, il prétend à une certaine universalité dans la mesure où il propose un message de salut qui sadresse à tout être humain. Mais son message est nécessairement universel dans la mesure où il se réfère tout entier à la médiation historique de Jésus Christ qui coïncide avec lirruption de lAbsolu même qui est Dieu. Aucune autre religion na la prétention de se réclamer dun fondateur qui nest pas seulement un prophète, un envoyé de Dieu ou un médiateur mais le Fils même de Dieu. Si depuis les origines, lÉglise vit avec la conscience dune mission universelle à légard du monde entier, ce nest pas seulement par obéissance à lordre de mission de Jésus : "Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit...". Cest parce quelle ne peut pas faire autrement que dannoncer quen Jésus de Nazareth, le Règne de Dieu est advenu pour tout être humain.
Aucun chrétien ne peut contester la vocation universelle de lÉglise. Mais nous savons mieux aujourdhui que nous ne devons pas nous réclamer trop vite de luniversalité du salut en Jésus Christ pour justifier la prétention universaliste du christianisme comme religion historique. Une telle prétention nest pas seulement un obstacle à un dialogue loyal sur un plan dégalité avec les autres religions du monde. Elle contredit notre nouvelle expérience de la particularité chrétienne.
À la fin du XIXème siècle, aux beaux temps du colonialisme, certains responsables dÉglise croyaient sincèrement que le christianisme balayerait progressivement les autres religions. Or nous constatons que de grandes religions comme lislam et les religions de lOrient demeurent vivantes et même se renouvellent, sans parler de leur séduction nouvelle auprès des populations du premier monde, Europe et Amérique du Nord. Un pluralisme religieux apparemment insurmontable constitue le principal défi pour lÉglise au seuil du troisième millénaire. Et même si, grâce à un réseau de communication toujours plus performant, lÉvangile est porté à la connaissance de tout être humain, la mission de lÉglise est loin de connaître un succès mondial. Comme le disait Jean Paul II dans lencyclique Redemptoris missio : "Au terme du deuxième millénaire, un regard densemble sur lhumanité montre que la mission de lÉglise en est encore à ses débuts". Sil est vrai que la mondialisation constitue une chance pour la mission de lÉglise, il est incontestable aussi que les hommes de notre temps ont une conscience beaucoup plus vive de la relativité historique du christianisme alors quils connaissent mieux les richesses des autres traditions religieuses.1 Et il convient dajouter que cette conscience de la relativité historique du christianisme coïncide avec un recul de la civilisation occidentale dans le monde. Alors que durant des siècles la culture dominante du christianisme fut celle du monde gréco-romain, nous sommes aujourdhui les témoins dun nouvel âge de lÉglise caractérisé par un polycentrisme culturel de plus en plus effectif.2
Jusquici, je nai fait que restituer la nouvelle expérience historique de lÉglise au début du XXIème siècle. Mais cest pour des motifs proprement théologiques que la prétention à luniversel du christianisme fait lobjet dun débat crucial. Comment comprendre cette universalité alors que depuis Vatican II lÉglise porte un jugement positif sur les autres traditions religieuses et discerne en elles des semences de bonté, de vérité et même de sainteté ? Le concile ne va pas jusquà désigner les religions non chrétiennes comme des "voies de salut", mais il nous dit clairement que lÉglise "regarde avec un respect sincère ces manières dagir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiquelles diffèrent en beaucoup de points de ce quelle-même tient et propose, cependant apportent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes" (Nostra aetate, n° 2).
Dans les quelques réflexions qui suivent, il sagira de prendre au sérieux la particularité historique du christianisme et donc sa relativité sans renoncer à sa vocation universelle, mondiale, catholique. Comme nous aurons loccasion de le vérifier, la véritable universalité senracine toujours dans une particularité concrète. Ce qui est vrai dans lordre de la culture lest aussi dans lordre du religieux. Nous commencerons par porter un regard rétrospectif sur les prétentions à luniversel de lÉglise du passé. Nous pourrons ensuite à la lumière des plus récents développements de la Théologie des religions établir les discernements nécessaires entre luniversalité du Christ lui-même et luniversalité du christianisme comme religion mondiale. Il faudra alors réfléchir sur les formes et le style de la mission. La mission permanente de lÉglise, cest dannoncer que Dieu sauve tout homme en Jésus Christ. Mais cette vocation universelle saccomplit selon des modalités nouvelles. LÉglise doit continuer à annoncer Jésus Christ tout en témoignant de lavènement du Règne de Dieu hors de ses frontières.
La prétention chrétienne à luniversel à lépreuve de lhistoire
Il nest pas question de survoler vingt siècles de christianisme pour dénoncer après bien dautres les fausses prétentions à luniversel dont lÉglise a pu se rendre coupable. Il sagit dessayer de comprendre comment, contrairement au message évangélique sous le signe de la gratuité du don de Dieu, le christianisme historique a pu véhiculer ce que lon peut appeler une "idéologie unitaire", cest-à-dire la volonté dimposer comme universelle la vérité absolue dont il est le témoin et de réaliser dès ici-bas lunité du Règne de Dieu et de lhistoire profane.3 Aujourdhui même, on ne peut apprécier la portée de la mission universelle de lÉglise quà la lumière dune réflexion sur les rapports de lÉglise et de lhistoire. Comment affirmer une efficacité du christianisme dans lhistoire ou encore une responsabilité de lÉglise dans le monde et maintenir en même temps la gratuité du message chrétien?
On ne peut réfléchir sur les rapports de lÉglise et de lhistoire sans évoquer le messianisme chrétien qui na de sens que par rapport au messianisme paradoxal de Jésus qui est à la fois en continuité et en rupture avec le messianisme dIsraël.4 Ce dernier désigne lensemble des croyances relatives à la venue dun Messie envoyé par Dieu qui rétablira la justice, la paix et linnocence première. Quoiquil en soit de lattente eschatologique dun Royaume de justice et de paix qui dépasse lhorizon de cette histoire, le messianisme juif est un messianisme royal et même nationaliste. Jésus va prendre ses distances par rapport à des attentes terrestres trop immédiates : la restauration du royaume dIsraël. Au lieu dun messianisme politique, terrestre et nationaliste, il veut instaurer un messianisme spirituel, céleste et universel. Mais les choses ne sont pas si simples. Même si son Royaume nest pas de ce monde, il veut anticiper le Règne de Dieu ici-bas grâce au témoignage rendu à lÉvangile.
Comme pour souligner lambiguïté du messianisme qui se réclame de Jésus, on constate quau long de lhistoire de lÉglise les figures historiques du messianisme chrétien ont été très diverses. Alors que le messianisme désigne une puissance qui travaille à la transformation du monde et de lhistoire, la tendance dominante du christianisme durant des siècles fut plutôt daffirmer la doctrine du mépris du monde (contemptus mundi)5 et de conclure à la vanité dune histoire vouée à la perdition. À la suite de certains historiens, on peut distinguer quatre figures historiques du rapport de lÉglise à lhistoire : le millénarisme, la chrétienté, le dualisme et le messianisme.6
Le millénarisme ou la croyance en un retour du Christ pour un règne de mille ans conjugue lespérance messianique dIsraël avec une visée résolument universaliste.7 En dépit de la naïveté de ses représentations, le millénarisme est réapparu plusieurs fois durant les trois premiers siècles de lÉglise naissante. Il était lexpression de lidéologie spontanément universaliste du groupe Église qui se réclamait de la royauté du Christ sur le monde. Il est plus important de sarrêter sur deux tournants historiques importants du point de vue du rapport entre le messianisme de Jésus et lhistoire, à savoir ce qui commence avec la conversion de Constantin, cest-à-dire lidéal de la chrétienté et ce qui sinaugure avec le concile de Vatican II qui aura lui-même deux issues assez différentes que lon peut caractériser comme le dualisme et le messianisme .
Le rêve de la chrétienté
Au début du IVème siècle, la conversion de Constantin inaugure un nouveau destin historique du christianisme, ce que lon a pu appeler le Césaro-papisme (un unique Dieu, un empereur, un empire qui coïncide avec les frontières de lÉglise). Grâce à cet événement contingent de la conversion, lÉglise a conscience de pouvoir réaliser le rêve du prophétisme biblique et du messianisme chrétien : établir le Règne de Dieu dans les chemins de lhistoire et réaliser lunité du monde et de lhistoire sous la royauté du Christ ressuscité. Il y a donc une coïncidence providentielle entre le Règne de Dieu annoncé et le mouvement effectif de lhistoire. La prétention à luniversel du christianisme se vérifie et lidéologie unitaire qui va hanter la mémoire de lÉglise durant des siècles se met en place.
Lempereur converti introduit la loi du Christ comme loi de la nouvelle société politique. Le christianisme est promu comme religion dÉtat et le pouvoir qui avait jusquici persécuté les chrétiens se met au service de leurs idéaux. La raison politique se fait lalliée de lÉvangile pour établir une société fraternelle qui soit comme lanticipation de la Jérusalem future. LÉglise comme société parfaite constitue le modèle auquel doit se référer toute société humaine et tous les aspects de la vie humaine sont subordonnés à une fin religieuse. Cest entre le XIème siècle et le XVème (de Grégoire VII aux papes dAvignon) que la chrétienté occidentale atteint son apogée.
Malgré les effets bénéfiques de la chrétienté dans le sens dune humanisation de lhomme et dune certaine fraternité, les résultats de la chrétienté demeurent très ambigus.8 On aboutit à une confusion de la société civile et de la société religieuse qui ne respecte pas la libre autonomie de chacun dans le domaine religieux. Quand la politique des empereurs favorisait lunité et lexpansion de lÉglise, les évêques trouvaient tout naturel duser du bras séculier contre les hérétiques et les schismatiques. Puisque la vérité absolue révélée en Jésus Christ est nécessaire au salut de tout homme, tous les moyens sont bons pour maintenir ces hommes dans la vérité ou les contraindre dy adhérer. On voit ici poindre lidéologie de la vérité obligatoire au détriment des droits de la conscience.
Il convient dajouter que dans la perspective de la chrétienté, il y a une telle survalorisation du salut des âmes dans un salut au-delà de lhistoire que cette dernière nest pas vraiment prise au sérieux dans son autonomie : elle est privée de toute capacité messianique. On aboutit à un messianisme spirituel qui saccommode très bien de la violence de lhistoire. La doctrine dite du "mépris du monde" dorigine monastique lemporte sur toute spiritualité adaptée à ce que peut être un état de vie dans le monde.
Avec la Révolution française et labolition de lAncien Régime, il y eut une remise en cause radicale de lidéal de la chrétienté. Mais en fait durant tout le XIXème siècle, on assiste à des mouvements de restauration qui continuent de trouver dans lidéal de la chrétienté médiévale et son idéologie universaliste un point de référence obligée. Quil suffise dévoquer les erreurs condamnées par le Syllabus de Pie IX en 1864. Les libertés modernes sont rejetées et lidée dune société laïque complètement indépendante de lÉglise apparaît comme une trahison de la foi et une subversion de lidéal dune union de lÉglise et du monde sous lunique royauté du Christ.
Le tournant de Vatican II
Déjà dans les années 50, aux États-Unis et dans les démocraties occidentales, on décèle la recherche dune nouvelle forme de présence de lÉglise à la société qui remette en cause lidéologie unitaire, en particulier lidée même dune société chrétienne comme forme nécessaire de la relation entre lÉglise et lhistoire. Mais cest Vatican II, surtout dans les deux grands textes de Lumen gentium et de Gaudium et spes et dans La Déclaration sur La liberté religieuse, qui consacre la fin de la chrétienté et qui définit un nouveau rapport de lÉglise avec lhistoire profane. 9
Dune part, lÉglise nest plus définie comme Societas perfecta mais comme un Peuple en marche vers le Royaume. On insiste moins sur la dimension juridique et sociétaire de lÉglise que sur sa dimension sacramentaire et exodale. Dautre part, lÉglise reconnaît lautonomie de la société et lindépendance du pouvoir politique par rapport au pouvoir religieux. On renonce à lidéal dune cité chrétienne et pour la première fois on accepte lidée dune société civile comme société laïque, démocratique et pluraliste. On renonce à lidée même dun statut privilégié accordé au catholicisme comme religion dÉtat. Société pluraliste dit nécessairement pluralité des opinions, des croyances et respect de la liberté de conscience et de la liberté religieuse.
Vatican II inaugure ainsi un nouveau rapport entre le Christ toujours vivant et lhistoire. Alors que depuis Augustin, lÉglise portait un jugement pessimiste sur lhistoire profane comme histoire de la perdition, on commence à reconnaître lautonomie de lhistoire universelle dans sa différence avec lhistoire sainte. LÉglise nest pas lunique productrice de sens dans lordre religieux, moral et culturel. Lhistoire laissée à elle-même est porteuse de sens et elle pose des questions à lÉglise. Dieu parle aux hommes non seulement par lÉcriture et par les grands textes de la tradition dogmatique, mais par les signes des temps. LÉglise doit donc être dans une attitude découte et de dialogue. "LÉglise nignore pas tout ce quelle a reçu de lhistoire et de lévolution du genre humain"(GS 26). La mission de lÉglise est de témoigner de la Bonne Nouvelle et de la venue du Règne sans exercer un pouvoir direct sur les sociétés.
Mais en fait, cette prise au sérieux de lhistoire dans son autonomie, cest-à-dire une histoire qui a son sens en elle-même et qui dénonce lidéologie universaliste de la chrétienté, va avoir à lépoque moderne deux issues très différentes que jai déjà désignées comme le dualisme et le messianisme.
1. Le dualisme
On se félicite avec une certaine complaisance de la distinction du temporel et du spirituel, du séculier et du spécifique religieux chrétien, de lhistoire profane et de lhistoire du salut, de lÉglise et du monde. Cest le beau temps des théologies optimistes du travail et des réalités terrestres. Cest le succès aussi de ce quon a appelé la "théologie de la sécularisation", cest-à-dire dune théologie qui non seulement accepte la sécularisation moderne comme un fait inéluctable mais qui en donne une justification à partir de la doctrine biblique de la création et dune théologie de lincarnation.10 La sécularisation moderne ne serait que laboutissement du mouvement de désacralisation dont les prophètes dIsraël ont été les initiateurs contre toute forme de sacré et didolâtrie. Cette théologie qui est un héritage lointain de la doctrine protestante des deux Règnes risque daboutir à une privatisation du christianisme et à une hypertrophie de lintériorité comme seul lieu davènement du Règne de Dieu. Lhistoire concrète est abandonnée à elle-même et on se méfie de tout messianisme chrétien comme nouvelle version de lidéologie universaliste du temps de la chrétienté. En fait, lhistoire a perdu son effectivité messianique et on peut se demander si à lépoque moderne, surtout en Europe, la sécularisation ne consacre pas léchec historique du christianisme en tant que dynamisme effectif sur le cours de lhistoire.
2. Le messianisme
Lautre issue de Vatican II, cest le messianisme ou plutôt la redécouverte du messianisme. Il y a eu déjà tout au long de lhistoire des mouvements proprement messianiques, cest-à-dire des courants spirituels qui croient à une transformation de lhistoire à partir de lutopie chrétienne dune fraternité universelle, comme certaines communautés monastiques, les frères du libre Esprit ou au XIIème siècle le mouvement inspiré par Joachim de Flore. Mais au XXème siècle, ce sont les théologies de la libération nées en Amérique latine et qui ont de plus en plus des versions parallèles en Afrique et en Asie qui ont contribué à une redécouverte de la dimension messianique du christianisme. Elles refusent le dualisme aussi bien dans sa version pessimiste, cest-à-dire une condamnation du monde et une indifférence à lhistoire profane au nom dune conception purement spiritualiste et eschatologique du salut, que dans sa version optimiste comme les théologies modernes de la sécularisation qui se réfugient dans une conception privée du christianisme. Sous prétexte que lÉglise ne fait pas de politique, on insiste uniquement sur la conversion individuelle et on néglige la dimension sociale et politique de lÉvangile qui ne saccommode pas de nimporte quelles structures injustes.
En insistant sur la dimension messianique du christianisme, les théologiens de la libération prétendent prolonger la prédication des prophètes dIsraël qui affirmaient que loppression nest pas une fatalité historique mais un produit de lhistoire. Le messianisme de Jésus est un messianisme paradoxal parce que sil renonce aux visées nationalistes du messianisme dIsraël, il naboutit pas pour autant à un messianisme purement spirituel. La prédication de Jésus la conduit à la mort parce quil a été fidèle à limage dun Dieu libérateur qui déloge les puissants de leur trône et exalte les faibles. La libération historique des hommes est donc une partie intégrante du salut. Il faut chercher une articulation entre lhistoire et le Royaume mais en renonçant à la prétention dune domination universelle de lÉglise sur son environnement social et politique. Par le témoignage des chrétiens et de tous les hommes de bonne volonté, lhistoire concrète peut devenir une anticipation du Règne de Dieu qui vient.
Ce détour par lhistoire nétait pas inutile pour dénoncer lillusion dune fausse universalité du christianisme qui est tout à la fois contraire à la pratique de Jésus, qui se relativise par rapport au Royaume quil annonce et qui révèle un Dieu différent de lidée commune de Dieu, celle qui peut servir de caution à une idéologie unitaire. Nous avons vu comment le rêve de la chrétienté quant à un contrôle autoritaire de toutes les sphères sociales, politiques et morales de la société sest effondré à la fois sous le choc de la Réforme et de la division de lÉglise et sous leffet de lémancipation politique et culturelle qui coïncide avec lavènement de la raison moderne. Ce deuil dune ambition universaliste ne doit pas conduire à la marginalisation de lÉglise et à un renoncement à sa vocation missionnaire. Mais avant de voir comment ce nouveau destin du christianisme dans le monde nous invite à inventer un nouveau style de la présence de lÉglise dans le monde, il nous faut encore réfléchir théologiquement à la particularité historique du christianisme dans son rapport au mystère du Christ. Cest toujours dans et à partir dune particularité concrète que lon peut vérifier la catholicité du christianisme comme religion mondiale.11
Universalité du mystère du Christ et particularité chrétienne
LÉglise catholique na pas attendu Vatican II pour dépasser une interprétation rigoureuse du fameux adage : "Hors de lÉglise pas de salut".12 La plupart des théologiens ont donc rejeté un ecclésiocentrisme étroit pour adopter un inclusivisme christologique qui était déjà sous-jacent à plusieurs textes du concile au moins sous la forme de ce quon appelle la théologie de laccomplissement.13 Le Christ porte à leur accomplissement les valeurs positives dont les autres traditions religieuses peuvent déjà être porteuses. Mais pour faire droit aux exigences du pluralisme religieux et pour favoriser un dialogue sur un plan dégalité entre le christianisme et les autres religions, on constate une tendance largement répandue à prendre ses distances à légard dun christianocentrisme trop affirmé. Surtout en Asie, face aux difficultés de la mission et en fonction dune meilleure connaissance de la richesse du patrimoine spirituel des grandes religions de lOrient, certains théologiens sont tentés dadopter une position dite pluraliste qui coïncide avec un théocentrisme radical selon lequel toutes les religions tournent autour de ce soleil quest la Réalité dernière de lunivers, quon la nomme Dieu ou non.14
Il semble que le seul moyen de désabsolutiser le christianisme comme religion universelle de salut et de prendre au sérieux la portée salutaire des autres religions soit de remettre en question luniversalité du salut en Jésus Christ. Et puisque cest en tant même que Verbe fait chair que Jésus est lunique médiateur entre Dieu et les hommes, on interprétera le langage de lincarnation comme un langage métaphorique pour désigner louverture exceptionnelle de Jésus à Dieu. Sans aller jusque là, certains théologiens rappellent que Dieu seul sauve et que puisque Dieu travaille au salut de tous les hommes à travers dautres médiations que le Christ, il faut renoncer à considérer le Christ comme la cause exclusive et constitutive du salut de tous les hommes.15
On doit observer tout de suite quil est possible de maintenir avec toute la tradition luniversalité du salut en Jésus Christ et donc de professer un inclusivisme constitutif tout en défendant un pluralisme inclusif qui respecte ce que chaque tradition a de propre dans lordre du salut. Il ne faut donc pas confondre luniversalité du Christ et luniversalité du christianisme. Depuis le concile, la théologie est prête à reconnaître la portée salutaire des autres religions, mais pour autant que celles-ci ont un lien secret avec cette voie spéciale et unique quest la médiation du Christ. Je parlerai volontiers avec dautres théologiens de médiations dérivées . Lenseignement de lencyclique Redemptoris missio est explicite à cet égard : "Le concours de médiations de type et dordre divers nest pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ et ne peuvent être parallèles et complémentaires" (n° 5). Et comme je le montrerai plus loin, cette prétention chrétienne na rien dinsultant pour les autres traditions chrétiennes car elle respecte la part dirréductible de chaque religion que nous ne sommes nullement contraints de considérer comme de limplicite ou de lanonyme chrétien.
Finalement, ce nest pas en édulcorant le scandale de lincarnation et la portée centrale de lévénement Jésus Christ pour le salut de tout homme que nous favoriserons le dialogue interreligieux et que nous manifesterons le mieux le caractère non impérialiste de luniversalisme chrétien. Au moment même où nous confessons que Jésus Christ est lunique source du salut, cest le paradoxe même de lincarnation, cest-à-dire la manifestation de lAbsolu dans et par une particularité historique qui nous invite à ne pas absolutiser le christianisme comme voie exclusive de salut. Nous sommes devenus très sensibles à la particularité historique du christianisme au sein des religions du monde alors que la prétention universaliste du christianisme nest pas vérifiée historiquement. Mais il faut comprendre cette particularité dans la logique même du mystère de lincarnation. Le christianisme est congénitalement une religion dialogale.16 Ce nest pas une question de tolérance à lâge du dialogue interreligieux. Cest une question de nature.... Je voudrais le manifester rapidement en référence au paradoxe de lincarnation, au scandale de la croix et en renouvelant notre compréhension de laccomplissement en Jésus Christ de toute lhistoire religieuse de lhumanité.
Le paradoxe du Christ comme universel concret
Pour écarter une fausse compréhension de luniversalisme chrétien, il faudrait déployer toutes les implications du mystère de Christ compris comme Universel concret pour reprendre la belle expression de Nicolas de Cuse. Depuis les temps apostoliques, nous confessons Jésus comme Christ, cest-à-dire comme Messie Fils de Dieu. Mais nous maintenons la distance entre Jésus et son Père, cest-à-dire nous prenons au sérieux la particularité historique de lhumanité de Jésus comme icône du Dieu invisible. Jésus est bien la figure absolue de lamour de Dieu. Mais Dieu ne peut se manifester quen termes non divins, dans lhumanité concrète et contingente dun homme particulier. Conformément à laffirmation très forte de saint Paul, "En lui habite toute la plénitude de la divinité, corporellement" (Col 2,9), nous croyons que la plénitude de Dieu habite en Jésus. Mais cette identification de Dieu en Jésus nous renvoie à lidentification de Dieu en lui-même qui demeure un mystère inaccessible. Selon notre manière imparfaite de connaître, lhumanité particulière de Jésus de Nazareth ne peut être la traduction adéquate des richesses contenues dans la plénitude du mystère de Dieu. Ou alors, Jésus ne serait déjà plus une icône mais une idole. En dautres termes, en référence à la règle dor de Chalcédoine, sans confusion ni séparation, nous ne pouvons pas confondre lélément historique et contingent de Jésus et son élément christique et divin.
Comme Ernst Troeltsch au siècle dernier, Paul Tillich a cherché à prendre ses distances à légard dune conception absolutiste du christianisme de type hégélien. Mais il ne le fait pas au nom de lhistoire des religions, il le fait au nom même du paradoxe de la foi. Le paradoxe absolu consiste dans le non absolu et le oui absolu que Dieu prononce sur la même personne. Cela se vérifie dans le cas de la personne même du Christ et dans le cas du christianisme comme religion de la révélation parfaite et finale de Dieu.
La personne de Jésus comme manifestation historique du Logos invisible et universel réalise lidentité entre labsolument universel et labsolument concret.17 Le paradoxe consiste en ce que le Christ comme être pleinement historique est dans une union indéfectible avec Dieu alors que lhistoire est sous le signe de la chute et de la séparation avec Dieu. Lintérêt de la démarche de Tillich qui est indissociable de sa doctrine christologique sur Jésus comme New Being est de montrer que loin dêtre contraire à sa portée universelle, cest la particularité historique de lévénement Jésus de Nazareth qui en est la condition de possibilité. Non seulement le Christ donne son sens à lhistoire mais il la porte : il est au centre de lhistoire comme événement de salut universel.
Cette loi du paradoxe absolu se vérifie aussi dans le christianisme comme religion de la révélation finale sur Dieu. Toute particularité historique dans sa prétention à linconditionnel est sous le jugement de cet inconditionnel qui est Dieu. Le paradoxe consiste à affirmer que puisque le christianisme prétend être la religion de la révélation parfaite sur Dieu, il exclut toute inconditionnalité de la part dune voie de révélation particulière à commencer par la sienne propre. Cest justement parce que le christianisme revendique à juste titre dêtre la religion de la révélation finale quaucun des christianismes historiques depuis vingt siècles ne peut prétendre définir lessence du christianisme comme religion de la révélation dernière sur Dieu. Cette vision audacieuse nous aide à dépasser une prétention naïve du christianisme qui se réclamerait de labsolu de Jésus Christ pour revendiquer le monopole de toute vérité religieuse sur le mystère de Dieu et la relation de lhomme à Dieu. On rejoint ainsi la vision traditionnelle des Pères de lÉglise qui considéraient léconomie du Verbe incarné comme le sacrement dune économie plus vaste, celle du Verbe éternel qui coïncide avec lhistoire religieuse de lhumanité.
Un christianisme sous le signe de la kénose de Dieu
Le paradoxe du Christ comme lunité de labsolument universel et de labsolument concret ne prend sa signification ultime quà la lumière dune théologie de la Croix.18 Le Christ na pas gardé jalousement son égalité avec Dieu mais il sest dépouillé en prenant la condition de serviteur et il sest abaissé jusquà la mort sur une croix (Phil 2, 6-8). La croix a une valeur symbolique universelle. Elle est le symbole dune universalité toujours liée au sacrifice dune particularité. Jésus meurt à sa particularité juive pour renaître par la résurrection en figure duniversalité concrète, en figure de Christ. Le Christ ressuscité libère la personne de Jésus de Nazareth dun particularisme qui laurait fait la propriété dun groupe particulier, la première communauté de ses disciples.
Ce mystère de la kénose donne sa note distinctive au christianisme parmi les religions du monde et nous aide à exorciser tout venin dabsolutisme dans sa prétention légitime à luniversel. Cest le tombeau vide, labsence du fondateur qui a permis lavènement du corps de lÉglise. De même quil ny a pas dexpérience chrétienne sans conscience dune Origine absente, il ny a pas de pratique chrétienne sans conscience dun manque qui est la condition dun rapport à lautre, à létranger, au différent.19
Cette dialectique de la particularité et de son dépassement par louverture à lautre nous permet de repenser larticulation entre le message chrétien et la pluralité des traditions religieuses et culturelles. À lencontre de tout impérialisme dans lordre de la vérité et de lexpérience religieuse, il sagirait pour chaque communauté chrétienne et pour le christianisme tout entier dêtre le signe de ce qui lui manque. Lexpérience chrétienne ne se substitue pas aux autres expériences humaines authentiques quelles soient religieuses ou non, mais elle leur confère un sens inédit. Lidentité chrétienne coïncide avec lexpérience dune Altérité, celle de Dieu et laltérité de toute autre vérité ou pratique qui nest pas déjà englobée dans le système chrétien. À la différence dune identité qui est sous le signe dune unité de perfection, lidentité chrétienne est de lordre du devenir, du consentement à lautre et du service de celui qui devient mon prochain. La vérité elle-même peut devenir une idole hors de la charité, disait Pascal. La vérité dont témoigne le christianisme, loin dêtre une vérité englobante et close sur elle-même se définit en termes de relation et même de manque. On dira volontiers, dans lhorizon du dialogue interreligeux, quelle nest ni exclusive, ni inclusive de toute autre vérité, mais quelle est relative au sens de relationnelle à toute autre semence de vérité dordre religieux ou culturel.
Un accomplissement non totalitaire
Lévénement Jésus Christ coïncide avec la révélation définitive sur le mystère de Dieu et le christianisme comme religion de la révélation finale accomplit toutes les semences de vérité, de bonté et même de sainteté qui peuvent se trouver disséminées dans les religions du monde. Il sagit là dune vérité incontestable, mais à la lumière dune réflexion encore tâtonnante sur les rapports dIsraël et de lÉglise, il sagirait de réinterpréter dans un sens non totalitaire la notion daccomplissement.
Depuis le concile de Vatican II, la plupart des théologiens sont prêts à reconnaître dans le judaïsme comme religion de lélection un irréductible qui ne se laisse pas intégrer dans lÉglise au plan de lhistoire qui continue. Même si on ne peut pas identifier purement et simplement le rapport entre les deux Testaments et le rapport entre le judaïsme et le christianisme, la manière dont le Nouveau Testament accomplit la Loi et les prophètes demeure très éclairante.20 Cela na jamais voulu dire que le premier Testament serait dépourvu de sens en dehors de son achèvement. Le nouveau Testament ne remplace pas le premier au sens où il labolirait. Il faut plutôt comprendre la Nouveauté de lÉvangile comme une rupture instauratrice dun sens inédit qui nabolit pas la Loi et les prophètes. De même, lÉglise accomplit les promesses de lancienne Alliance, mais elle ne se substitue pas à Israël et on doit éviter de parler de lÉglise en termes de nouvel Israël.
Le schisme originaire de lÉglise naissante et dIsraël est donc lindice dun dialogue potentiel qui est inscrit dans lacte de naissance du christianisme comme nouvelle religion. Il faut comprendre la particularité chrétienne comme une altérité qui nabolit pas mais qui ouvre à un rapport avec lautre en lui conférant sa légitimité. Même sil sagit dune analogie encore lointaine, on semble autorisé à dire que le rapport de lÉglise au judaïsme a une valeur de paradigme quant au rapport actuel du christianisme aux autres religions. De même que lÉglise nintègre pas et ne remplace pas Israël, de même elle nintègre pas et ne remplace pas la part dirréductible dans lordre religieux dont une autre tradition religieuse peut être porteuse.
Nous avons coutume de dire que les religions non chrétiennes, en dépit de leurs limites, sont porteuses de valeurs implicitement chrétiennes qui trouvent dans le christianisme leur accomplissement parfait. Une telle dialectique de la préparation et de laccomplissement ne respecte pas assez la part dirréductible propre à chaque tradition religieuse, celui-là même pouvant relever de laction secrète de lEsprit de Dieu qui souffle où il veut. Nous sommes donc invités à réinterpréter dans un sens non totalitaire la catégorie incontestable daccomplissement et à montrer que toutes les semences de vérité, de bonté et de sainteté manifestées tout au long de lhistoire religieuse de lhumanité trouveront leur accomplissement dans la plénitude du mystère du Christ mais de telle sorte que leur altérité irréductible soit respectée. Jéviterai ainsi de parler de valeurs implicitement chrétiennes qui ne trouveraient leur explicitation parfaite que dans le christianisme. Je parlerai plus volontiers de valeurs christiques qui sans doute peuvent enrichir notre intelligence de la singularité chrétienne mais qui ne sont pas nécessairement intégrables au christianisme. Ce dernier ne peut avoir en effet lambition de totaliser toutes les vérités dordre religieux dont témoigne lhistoire religieuse de lhumanité. Et le voudrait-il, il risquerait de compromettre ce qui relève de son génie propre.
Ainsi, alors que nous portons un jugement positif sur le pluralisme religieux, nous ne pouvons plus aussi facilement que dans le passé conclure à luniversalité du christianisme à partir de luniversalité de Jésus Christ. On doit prendre au sérieux la particularité et la contingence historiques du christianisme. Mais en même temps, on doit maintenir un certain universel, de lordre de ce que jappelle volontiers la christianité,21 auquel tout homme et toute femme participent en vertu même du dessein créateur et sauveur de Dieu qui a voulu récapituler toutes choses en Jésus Christ. Pour reprendre les catégories usuelles, il est possible de concilier un christocentrisme constitutif et un pluralisme inclusif. Cest dire que lon peut éviter de faire appel à un théocentrisme indéterminé tout en prenant ses distances à légard de ce que certains rejettent comme une forme de christianomonisme.
La mission universelle de lÉglise dans le contexte du dialogue interreligieux
LÉglise doit être à lécoute des "signes des temps". Nous avons vu pourquoi lÉglise avait dû renoncer au rêve de la chrétienté. En fait, elle peut exercer sa mission universelle sans prétendre instaurer une société politique qui soit une anticipation du Royaume. Dautre part, nous avons une conscience plus vive de la particularité historique du christianisme. LÉglise na pas le monopole du salut advenu en Jésus Christ. En vertu même du dessein de Dieu et de luniversalité du mystère du Christ, le Règne de Dieu peut advenir à sa manière dans les autres traditions religieuses de lhumanité. Cela nous interroge nécessairement au seuil du troisième millénaire sur le sens et la nature de la mission.
Sans pouvoir traiter comme il conviendrait cet immense sujet, je voudrais insister au moins sur trois points qui sont directement en lien avec la vocation universelle du christianisme. Je parlerai successivement de la distance entre lÉglise et le Royaume, sur les rapports entre évangélisation et inculturation à la fin de leurocentrisme et sur la vocation mondiale du christianisme dans le contexte de la mondialisation.
Église et Royaume
Jai cru pouvoir refuser dabsolutiser le christianisme dans la mesure même où il est la religion de la révélation dernière et parfaite de Dieu. Linconditionnalité de Dieu met en question la prétention à luniversel de cette voie contingente quest le christianisme. Il faut en dire autant de lÉglise dans son rapport au Royaume et dans la ligne de Vatican II développer la dimension sacramentaire de lÉglise. Même si le concile ne parle pas explicitement de lÉglise comme "sacrement du Royaume", on peut légitimement utiliser ce vocabulaire dans la mesure où Lumen gentium affirme que lÉglise est "en quelque sorte le sacrement, cest-à-dire à la fois le signe et le moyen de lunion intime avec Dieu et de lunité de tout le genre humain" (LG n° 1). Il est vrai que plusieurs textes du concile tendent encore à identifier comme cétait généralement le cas avant le concile lÉglise et le Règne de Dieu déjà présent dans lÉglise. Mais dans la perspective dun jugement positif sur le dialogue interreligieux, on trouve dans lencyclique de Jean Paul II, Redemptoris missio, un texte important qui affirme nettement une distinction entre lÉglise et le Règne de Dieu déjà présent dans lhistoire :
Il est donc vrai que la réalité commencée du Royaume peut se trouver également au-delà des limites de lÉglise, dans lhumanité entière, dans la mesure où celle-ci vit les valeurs évangéliques et souvre à laction de lEsprit qui souffle où il veut et comme il veut (cf. Jn 3,8) ; mais il faut ajouter aussitôt que cette dimension temporelle du Royaume est incomplète si elle ne sarticule pas avec le Règne du Christ présent dans lÉglise et destiné à la plénitude eschatologique» (n° 20).
On souligne ainsi un décentrement de lÉglise par rapport à elle-même. LÉglise est toute relative à lAbsolu du Royaume. Elle est non seulement le signe efficace du Royaume comme plénitude eschatologique mais aussi le signe du Royaume qui advient dans le coeur des hommes et des femmes qui vivent déjà des valeurs évangéliques, cest-à-dire sans le savoir, de lEsprit du Christ. Ces derniers, sans faire partie de lÉglise, sont déjà membres du Royaume de Dieu.22 Certes, la présence du Règne de Dieu dans lÉglise demeure privilégiée puisque elle a reçu du Christ la plénitude des moyens du salut. Cest pourquoi il faut dire que ceux qui accèdent au salut et appartiennent déjà au Règne en dehors de lÉglise sont cependant ordonnés à lÉglise corps du Christ (cf. Lumen gentium , n° 16).
Si on identifie purement et simplement lÉglise et le Règne de Dieu présent dans lhistoire, alors la mission évangélisatrice de lÉglise demeure centrée avant tout sur lannonce aux autres de Jésus Christ comme Sauveur universel. Mais si on maintient la distance entre lÉglise et le Royaume, alors il faut inclure dans la mission de lÉglise le dialogue interreligieux et toutes les tâches qui sont au service de la libération intégrale de lhomme et de lavènement de la justice et de la paix dans le monde. Le dialogue nest pas seulement un préalable à la mission, il est déjà un dialogue de salut comme latteste le document Dialogue et annonce.23 L autre doit être respecté comme quelquun qui peut-être a déjà répondu à lappel de Dieu et appartient au Royaume de Dieu. Il sagit du respect du même mystère de salut en Jésus Christ, même si ce mystère latteint par des voies différentes. Tous ensemble sont appelés à construire le Règne de Dieu qui advient dans lhistoire.
Contrairement aux conclusions hâtives de certains, la mission na rien perdu de son urgence même si la théologie postconciliaire ne met plus un lien étroit entre lappartenance à lÉglise et la grâce du salut en Jésus Christ. Lorsque la mission nest pas polarisée sur la conversion de l autre à tout prix comme si son salut dépendait exclusivement de son changement de religion, elle garde tout son sens comme manifestation de lamour de Dieu, comme incarnation de lÉvangile dans le temps, comme témoignage rendu au Royaume de Dieu qui advient chaque fois que les valeurs évangéliques sont honorées. Cest le cas en particulier quand les agents de la mission se trouvent affrontés à une grande religion non chrétienne comme lislam ou lhindouisme. En fait, la présence silencieuse par la prière, la pratique des béatitudes, le dialogue sincère avec les membres de cette autre religion assurent la mission de lÉglise comme sacrement du Royaume qui vient. La mission permanente de lÉglise, ce nest pas lextension quantitative des membres de lÉglise comme si elle était au service delle-même. Cest bien plutôt, en dialogue avec tous les hommes de bonne volonté, de manifester et de promouvoir le Royaume de Dieu qui a commencé de sinaugurer dès le premier instant de la création et qui continue dadvenir dans lhistoire bien au-delà des frontières de lÉglise de la terre.
Évangélisation et inculturation
Le défi pour la mission de lÉglise à laube du XXIème siècle, ce nest pas seulement la permanence et la vitalité des grandes religions du monde, cest aussi lexistence de grandes cultures comme la culture africaine, la culture asiatique, la culture amérindienne, qui sont encore trop étrangères à la culture dominante du christianisme depuis vingt siècles. LÉvangile a une vocation catholique, cest-à-dire mondiale : il doit pouvoir devenir le bien de tout homme et de toute femme. Durant des siècles, le message chrétien a été pensé et reformulé sous le signe de la tension entre ces deux villes emblématiques que sont Jérusalem et Athènes. Mais de plus en plus, lÉglise est invitée à prendre en compte un tertium quid, à savoir lautre non occidental qui nest ni juif, ni grec. De même que lÉvangile en vertu de sa vocation universelle a surmonté la dualité du juif et du grec, il doit dépasser la dualité de loccidental et du non occidental. Jésus a fait tomber le mur entre Israël et les nations (Éph 2,14). Concrètement, cela veut dire quaujourdhui il faut faire tomber le mur entre le gentil et le «barbare». Depuis Vatican II, le passage de leurocentrisme au polycentrisme à lintérieur de lÉglise coïncide avec lavènement de lâge post-colonial et de la mondialisation. Ainsi, pour la première fois dans lhistoire du christianisme, linculturation au nom de luniversalité de lÉvangile pourrait ne pas coïncider avec lemprise dune culture dominante.
Jai cru pouvoir dire que Jésus est mort à sa particularité pour renaître en figure duniversalité concrète. Analogiquement, il est permis de penser que lÉglise ne peut accomplir son universalité conformément au dynamisme de lEsprit quen prenant une distance critique à légard des figures historiques privilégiées quelle a revêtues au cours des siècles. Mais il convient de dénoncer une certaine illusion. Contrairement au rêve des théologiens libéraux du XIXème siècle, il nexiste pas une essence chimiquement pure du christianisme. Dès les origines, il sagit dun christianisme inculturé, cest-à-dire qui a pris le risque dune incarnation dans les schèmes et les catégories de la pensée sémitique et de la culture grecque. La foi est transculturelle, mais elle nexiste pas en dehors dun certain véhicule culturel. Cest pourquoi il est illusoire dimaginer un christianisme qui cesserait dêtre occidental pour devenir africain ou asiatique en fonction des grandes mutations de lhistoire, en particulier la fin de leuropéocentrisme. Il faut plutôt favoriser une rencontre créatrice entre les ressources de lOccident chrétien et les valeurs propres des cultures non occidentales qui sont elles-mêmes inséparables de grandes traditions religieuses.24
En vertu du lien indissociable entre culture et religion, il est de plus en plus difficile denvisager linculturation du message chrétien dans des civilisations autres que lOccident sans évoquer la rencontre avec une grande tradition religieuse. Cest surtout vrai dans le Sud-Est asiatique. La nouveauté de lÉvangile peut être en rupture avec les pesanteurs de lhomme pécheur et avec les éléments dune tradition religieuse qui ne favorisent pas lobéissance à Dieu. Mais comme nous lavons vu, une tradition religieuse peut être aussi porteuse dun irréductible dans lordre religieux qui ne sera pas nécessairement aboli mais métamorphosé par lesprit du Christ. Il est donc très difficile détablir une distinction tranchée entre des éléments culturels qui pourraient être gardés et des éléments religieux quil faudrait rejeter. Toute la question est de savoir si cest lÉvangile lui-même qui est récusé ou le faux scandale dun véhicule à la fois culturel et religieux complètement étranger aux hommes et aux femmes auxquels il est annoncé. Face au défi de cultures et de religions différentes, lÉglise ne peut être fidèle à sa mission universelle quen opérant une conversion et un discernment entre les éléments fondamentaux du message chrétien et puis des éléments plus contingents qui relèvent de la culture à laquelle il sest trouvé historiquement associé. Le fait que, durant vingt siècles, la figure privilégiée du christianisme ait été occidentale ne préjuge pas de lavènement dautres figures du christianisme au cours du troisième millénaire.
Luniversalité du christianisme dans le contexte de la mondialisation
La mondialisation qui est indissociable de la révolution informatique représente une chance incontestable pour la diffusion de lÉvangile jusquaux extrémités de la terre. Mais dans la mesure où la mondialisation est sous le signe de la loi du marché, elle engendre en fait une pauvreté croissante pour des millions et des millions dêtres humains. Par ailleurs, le double écueil de la mondialisation, cest à la fois lextension à léchelle planétaire dun modèle dhomme de plus en plus uniforme qui nivelle les ressources anthropologiques et religieuses des cultures locales et, par réaction, des crispations identitaires qui conduisent à des nationalismes exacerbés et des fanatismes religieux.
LÉglise na pas la prétention de proposer un modèle alternatif qui rende la terre plus habitable et la communauté humaine plus conviviale. Mais dans la mesure où elle témoigne de lÉvangile, elle peut exercer un rôle de contre-culture à légard dune certaine déshumanisation de lhomme et adresser un avertissement prophétique face aux injustices criantes dune société qui est de plus en plus sous le signe de la seule loi du profit et sacrifie le social à léconomique. LÉglise doit témoigner de la Bonne Nouvelle du salut en Jésus Christ comme libération du péché et de la mort éternelle. Elle témoigne donc dune espérance au-delà des limites de cette histoire et fait la preuve que le christianisme ne sépuise pas dans son utilité pour le monde. Mais en même temps, dans la fidélité au messianisme de Jésus, lÉglise a une responsabilité historique quant à la figure de ce monde. Concrètement, cela veut dire que lÉglise ne peut justifier sa prétention universaliste que si elle épouse les causes universelles de lhumanité contemporaine : le combat pour la justice, la défense et la promotion des droits de lhomme, la sauvegarde de la création, le respect de la vie, le souci prioritaire des plus défavorisés. Nous retrouvons ici la fameuse "option préférentielle pour les pauvres" qui est le plus sûr moyen décrire une histoire humaine qui travaille mystérieusement à lavènement du Royaume de Dieu.
LÉglise nest pas seulement le sacrement du Royaume à venir. Déjà ici-bas, comme on la dit plus haut, elle est «le sacrement, cest-à-dire à la fois le signe et le moyen de lunité de tout le genre humain» (Lumen gentium, n° 1). À lheure de la mondialisation, le christianisme ne réalisera sa vocation mondiale que si lÉglise peut servir de paradigme quant à lunité de la famille humaine. Il sagit en effet de favoriser lémergence dun type dunité qui respecte les particularités légitimes dordre anthropologique et culturel. Toute culture particulière qui est au service de lhumain authentique a une portée universelle. Cest le seul moyen déchapper au double danger, soit dune globalisation de plus en plus univoque, soit dun éclatement qui risque de conduire à la dispersion de Babel. LÉglise de la Pentecôte qui raconte les mêmes merveilles de Dieu dans la diversité des cultures a la vocation redoutable dêtre le modèle de cette humanité de demain. Claude Geffré
Notes :
1 Jai déjà cherché à manifester la vocation mondiale de lÉvangile dans le nouveau contexte de la mondialisation et du dialogue des religions et des cultures dans mon étude "Pour un christianisme mondial", Recherches de Sciences religieuses, Janvier-Mars 1998, pp. 53-75.
2 J.B. Metz a souvent eu recours à cette expression de polycentrisme culturel pour désigner un nouvel âge de lhistoire de lÉglise qui coïncide avec lévénement du concile de Vatican II : voir surtout "Unité et pluralité. Problèmes et perspectives de linculturation", Concilium 224 (1989) pp. 87-96.
3 Pour une première approche à la fois historique et théologique de la tentation absolutiste dune certaine pratique ecclésiale, on peut se reporter au Numéro spécial de Concilium, "Vraie et fausse universalité du christianisme", 155, 1980.
4 Jemprunte lexpression de messianisme paradoxal à Ch. Duquoc dans Messianisme de Jésus et discrétion de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1994. Pour une étude à la fois biblique et théologique de la notion de messianisme, on se reportera avec profit à son article "Le Messianisme de Jésus" dans Catholicisme, n° 9, col. 19-28, Paris, 1980.
5 Cf. M. de Certeau, L. Cognet, J. Daniélou, La notion de mépris du monde dans la tradition spirituelle occidentale, Paris, Éd. du Cerf, 1965.
6 Je reprends ici les quatre figures historiques à partir desquelles Ch. Duquoc tente dinterpréter lhistoire des relations entre lÉglise et le monde, cf. op. cit. p. 130.
7 Cf. J. Le Goff, article "Millénarisme"dans Encyclopaedia Universalis, Paris, 1968.
8 Au sujet des ambiguïtés de la Chrétienté, on aura tout intérêt à se reporter à la brève esquisse historique que retrace A. Weiler, "La Chrétienté et les autres", Concilium 220 (1988) p. 129-140.
9 Sur la césure historique introduite par Vatican II, on lira avec profit la synthèse récente de Ch. Theobald, "Le devenir de la théologie catholique depuis le concile Vatican II" dans Histoire du christianisme, Vol. 13, "Crises et renouveau (de 1968 à nos jours)", Paris, Desclée, 2000, p. 169-217.
10 Je me permets de renvoyer à mon article "Sécularisation" dans le Dictionnaire de Spiritualité , T. 15, Paris, Beauchesne, 1989.
11 Je recommande volontiers lessai original de G. Ruggeri, "Pour une logique de la particularité chrétienne", dans Cultures et théologies en Europe (J. Vermeylen, dir.), Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 77-108.
12 On trouvera une étude historique très complète de la portée de cet adage dans J. Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, coll. "Cogitatio Fidei" 2000, Paris, Éd. du Cerf, 1997, Ch.III.
13 Comme représentants de cette théologie avant et pendant le concile de Vatican II, on peut citer les grands noms dHenri de Lubac, Yves Congar et Karl Rahner.
14 Pour une présentation et une évaluation critique des principaux théologiens asiatiques, on consultera utilement louvrage de M. Fédou, Regards asiatiques sur le Christ, Paris, Desclée, 1998.
15 Cest la position en particulier du théologien américain Roger Haight (cf. Jesus Symbol of God, 1999) et du théologien indien, Michael Amaladoss (cf. "Jésus Christ, le seul Sauveur, et la mission", Spiritus, n° 159, 2000).
16 Javais déjà proposé cette expression dans mon étude en marge de loeuvre de Michel de Certeau, "Le non lieu de la théologie chez Michel de Certeau" dans Michel de Certeau ou la différence chrétienne (Cl. Geffré éd.), Paris, Éd. du Cerf, coll. "Cogitatio Fidei" 165, 1991, p. 159-180.
17 Cf. cette affirmation de P. Tillich : "The Logos doctrine as the doctrine of the identity of the absolutely concrete with the absolutely universal is not one theological doctrine among others; it is the only possible foundation of a christian theology which claims to be the theology", Systematic Theology, The University of Chicago Press, 1963, vol. I, p. 17. Jai essayé de manifester loriginalité et la portée de la christologie de Paul Tillich pour le dialogue interreligieux dans mon étude : "Paul Tillich et lavenir de loecuménisme interreligieux", Rev. des Sciences phil. et théol. 77 (1993) pp. 3-22.
18 Je suis revenu à nouveau sur cette dimension importante pour toute théologie des religions dans un article récent : "Le pluralisme religieux et lindifférentisme ou le vrai défi de la théologie chrétienne", Revue théologique de Louvain , 31, 2000, pp. 3-32.
19 En introduisant ici la catégorie typiquement psychanalytique de manque, je minspire des travaux de Michel de Certeau : voir en particulier son article «La rupture instauratrice» repris dans louvrage La faiblesse de croire , Paris, Le Seuil, 1987, p. 183-226.
20 J. Moingt, "Une théologie de lexil", dans Michel de Certeau ou la différence chrétienne, op. cit., pp. 131-156.
21 Jai tenté de mexpliquer sur ce que jentends par christianité dans mon dernier livre Profession théologien. Entretiens avec Gw. Jarczyk. Quelle pensée chrétienne pour le XXIème siècle ? Paris, Albin Michel, 1999.
22 Sur ce point, je renvoie volontiers à létude nuancée de J. Dupuis, "LÉglise, le Règne de Dieu et les autres" dans Penser la foi. Mélanges offerts à Joseph Moingt (J. Doré et Ch. Theobald éd.), Paris, Éd. du Cerf, 1993, pp. 327-349.
23 Cf. Cl. Geffré, "La mission de lÉglise comme dialogue de salut", Lumière et Vie, n° 205, pp. 33-46.
24 Jai déjà eu loccasion de mexprimer plusieurs fois sur cette exigence de linculturation du christianisme dans le contexte actuel de lÉglise. Voir en particulier : "La rencontre du christianisme et des cultures", Revue dÉthique et de théologie morale. Le Supplément, n° 192, mars 1995, pp. 69-91.
Réf. : Texte de lauteur. (Conférence donnée à Rome le 18 octobre 2000, lors du congrès missiologique internationale, tenu à lUniversité Pontificale Urbaniana.)
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