Les catholiques et la politique, un sursaut nécessaire


Intervention de Mgr Albert Rouet, archevêque de Poitiers

Mgr Albert Rouet, archevêque de Poitiers et ancien évêque accompagnateur du Mouvement chrétien des cadres et dirigeants (MCC), rencontre souvent des élus dont il connaît l'engagement et parfois le désarroi. Il constate cependant un certain désintérêt des catholiques vis-à-vis du politique. Mgr Rouet nous livre son sentiment et nous interpelle dans le texte qui a été redigé par Agnès de Préville à partir de ses notes et relu par Mgr Rouet:

On assiste lentement à un désengagement dans la vie politique : la vie politique française a été marquée par la fin des guerres coloniales qui ont alimenté, pour certains, un engagement politique et surtout par l'effondrement du mur de Berlin, avec la fin des deux blocs, qui menaient une guerre économique aussi bien que politique. Maintenant, s'étend la morne plaine de l'économique.

Des élus en quête de sens

Face à ce désinvestissement du champ politique, nos élus de proximité, maires et conseillers généraux, ont un travail de plus en plus écrasant. Un maire est par exemple responsable pendant trente ans des conséquences de ses décisions. Son premier travail est donc de se protéger. Pourtant, ces élus aiment leur travail proche des gens : il tient à la fois de celui de l'officier d'état civil, de l'officier de police ou encore de l'assistante sociale. Les sénateurs et les députés qui sont plus

loin du terrain ont, comme les élus de proximité, un grand besoin de parler. Ils demandent que l'Église les rassemble, toutes sensibilités politiques confondues. Ils assistent à des réunions très techniques sur l'adduction d'eau ou les syndicats communaux,... mais sur leur rôle et le sens de leur mission, c'est le grand silence. C'est pourquoi, ils sont si demandeurs de contacts. Dans mon diocèse, à chaque nouvelle restauration d'église, entretenue par la commune où je suis invité, le maire en explique le coût. Les maires sont ainsi devenus virtuoses dans l'art de trouver des subventions (de l'Europe, de la région, du conseil général, de l'État) et les députés, dans l'art de les distribuer. Pas un mot n'est prononcé sur la signification de cette restauration.

Dans ce contexte, pour donner du sens, ils se tournent vers l'Église qui est créditée d'une confiance qui dépasse sa mission. Lors de l'inauguration de la façade de Notre-Dame-La-Grande à Poitiers, nous avons eu une suite de discours officiels, pour nous expliquer la politique de rénovation de l'art roman, les coûts, l'origine des pierres,... mais rien qui fasse sens. Or cette façade est un sursaut d'espérance, à un moment où l'évêque de Poitiers était exilé, que le clergé était divisé, que la ville crevait de misère car le ravitaillement n'arrivait plus. La construction de la façade romane a été une protestation de dignité humaine extraordinaire.

Un sentiment d'impuissance

Nos élus, toutes tendances et tous échelons confondus, se trouvent totalement impuissants devant le pouvoir économique. Exemple : un certain nombre de petites entreprises sont propriété des fonds de pension très souvent anglo-saxons. De ce fait, elles sont " écrémées " avec sous-traitance ou délocalisation et perpétuellement en état de vente. Ce qui entraîne démotivation, même si les résultats sont bons. Devant ce pouvoir économique qui s'est donné l'apparence d'une haute technicité mathématique, les maires sont démunis. Les décisions sont prises, mais ils ne savent pas où. Si le patron est à Londres, Hambourg ou New York, ce n'est pas le maire de la petite commune qui va aller discuter avec lui. Les élus se sentent également impuissants devant le pouvoir administratif qui pèse sur leur vie quotidienne. Dans le département des Deux-Sèvres, premier producteur de lait de chèvre de France, dès qu'un cheptel atteint vingt têtes, à cause des directives européennes, l'éleveur est obligé d'avoir un laboratoire de fabrication de fromage. Du coup, tous les fromages ont le même goût et faute de rencontrer des bactéries primaires, le nombre des allergies a augmenté de 17 %. Autre exemple : certaines petites communes " meurent " car les jeunes ne peuvent plus s'y installer, quand de gros agriculteurs ont " raflé " les terres pour y pratiquer une culture de céréales extensive. Que peuvent dire les maires ?

Enfin, les élus sont impuissants devant l'humanitaire. La décentralisation confie aux conseils généraux de plus en plus de responsabilités dans le domaine social. Par manque d'argent, la tentation est de renvoyer aux associations locales, donc privées - celles qui gèrent l'enfance inadaptée ou une maison de retraite... -, tout ce qui était à la charge publique.

Une absence de projet

Le politique va mal : nous sommes devant une absence de projet. Nous légiférons sur tout et pour des groupes de plus en plus petits, car notre société ne supporte plus ni l'attente, ni le manque. Le pouvoir législatif et la justice ont pour objectif de suivre l'évolution des moeurs, ils adaptent la loi au courant le plus facile. Il ne reste plus qu'une chose solide et certaine, c'est le coût de la prime d'assurance. Je trouve cette situation parfaitement grave. Les dernières élections se sont jouées sur l'éclairage public et les logements sociaux, dont tout le monde veut bien, mais pas dans sa rue, car cela ferait baisser le prix du mètre carré, donc le prix de l'immobilier.

On ne fait pas assez avec les gens. Ainsi, quand la commune d'un canton accepte de mettre une aire de stationnement à disposition des gens du voyage, mais réfléchit sans eux, elle fait construire l'aire dans un endroit ombragé, ignorant que jamais quelqu'un du voyage ne stationne sous un arbre. Et elle s'étonne, le jour où toute une bande de jeunes la démolit. Peut-il en être autrement, quand les gens se sentent méprisés ? Cette absence de projet et de débat conduit les élus à discuter de projets futiles comme le ramassage des crottes de chiens. Or, il est très grave de laisser la politique aux professionnels de la politique. Car le fondement de la politique c'est le vivre ensemble. Créer un vivre ensemble suppose un pouvoir.

La fragilité du corps chrétien

Je vois renaître une méfiance, chez de nombreux chrétiens, envers la politique : elle ne relève pas, pour eux, de quelque chose d'essentiel. Elle permet certes l'exercice du pouvoir, mais elle est moins importante que l'économie, les loisirs ou la vie privée. Spontanément, l'univers catholique a du mal à envisager la pluralité, à vivre dans le pluriel. Or la politique c'est le pluriel : pluralité de partis, de solutions, de chemins, de moyens. Nous confondons la communion et l'uniformité. Regardons le fonctionnement habituel d'une communauté chrétienne : le partage du pouvoir y est souvent difficile. Il faut bien reconnaître que devant ce monde compliqué, difficile, âpre, il y a une fuite dite " spirituelle ", mais qui ne l'est pas, vers des allégresses enthousiastes qui montrent que nous ne sommes pas encore dans le Royaume de Dieu. Il est parmi nous, en recherche, mais il n'est pas là. Ce désinvestissement des chrétiens est très grave. Je vous en donne un exemple. En Poitou, l'Église a beaucoup investi dans l'engagement politique : nombre de chrétiens sont maires ou conseillers municipaux. Mais il est très difficile de faire comprendre aux étudiants de l'aumônerie catholique de l'université de Poitiers que le fait de s'engager dans la vie universitaire est une expression chrétienne. Ils ne comprennent pas que c'est là leur première responsabilité. Cette fragilité première du corps chrétien est inquiétante. On ne peut pas d'un côté se désintéresser de la politique et de l'autre, critiquer la mondialisation, ou suspecter le poids du pouvoir économique. Il faut rendre à la politique sa véritable place.

La dignité du politique

L'Évangile n'est pas contre le pouvoir, mais la question qu'il pose porte sur la manière de l'exercer. Si on ne réfléchit pas au vivre ensemble, la justice sociale ne sera pas défendue. On ne résout pas la situation des exclus en leur envoyant simplement un chèque avant Noël.

Revenons sur les logements sociaux, cela coûte moins cher de payer une amende parce qu'on n'en construit pas que d'en construire. C'est pourquoi, un certain nombre de communes préfèrent continuer à construire des bureaux qui rapportent de la taxe et renvoient les logements sociaux sur la commune d'à côté qui, elle, en a déjà beaucoup et, par conséquent, s'enfonce dans le discrédit bancaire comme de renommée. Ne pas vouloir redonner à la politique son véritable rôle, c'est à mon sens consentir à la fracture sociale qui ne cesse de s'aggraver.

La précarité est entrée dans le travail. Des jeunes travailleurs viennent frapper à la porte de l'Église parce qu'ils ne s'en sortent pas. Dans certains endroits de mon diocèse, certaines ambulances ne se déplacent plus, car ce n'est pas rentable. Or, j'ai la conviction intime que quand je me présenterai devant Dieu, il ne me demandera pas combien j'aurai dit de messes, mais se trouvera, à côté de lui, une petite vieille morte d'inhumanité, et ce sont ces yeux-là qui me jugeront. C'est dans saint Mathieu au chapitre 25. Se désintéresser de la politique, cela signifie abandonner les fragiles ou les laisser à la charité privée, puisque la charité publique n'existe plus. Face à ce déni d'humanité, la grande tâche politique est l'humanisation.

Dans les milieux chrétiens, on oppose avec inconscience le spirituel au social, ce dernier étant entendu péjorativement. Ce spirituel-là n'est pas chrétien. Les signes du Royaume que le Christ a donnés sont d'abord de l'ordre de la restauration de l'homme. Jésus a eu cette audace - que beaucoup de sectes américaines n'ont plus - de guérir des gens sans leur demander de devenir disciples. Il n'a jamais confondu le fait de continuer la création, en remettant un homme debout, réinsérant un lépreux, rendant sa dignité à une femme malade,... avec l'appel libre à le suivre. Par conséquent, la mission de l'Église comporte l'exigence de participer à l'humanisation de l'homme.

Dieu et César

La célèbre formule de Jésus, " Rendez à César, ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ", a servi à distinguer le pouvoir spirituel du politique, depuis les débuts du christianisme. Mais on en fait un mauvais usage, comme si le terrain de l'un s'arrêtait là où commence le terrain de l'autre. Nous connaissons César : si nous ne payons pas les impôts, il viendra les chercher. Mais qui peut prétendre connaître Dieu ? Il n'est pas analogue à un roi. C'est bien parce qu'il est Fils de Dieu que le Christ peut dire cette formule. Il sait qu'en Dieu, il y a échange, altérité. Dieu est à la fois celui qui donne et reçoit. Sinon, on n'a rien compris à la Trinité. Dieu respecte l'autonomie des décisions, les valeurs de l'autre. Il indique l'humanité comme lieu de son propre échange. Cette formule n'a de sens qu'à cause de la Trinité et de l'incarnation.

Le problème qui ressurgit aujourd'hui, c'est que nous ne savons pas comment situer la distinction entre César et Dieu. L'Église ne la voyait que lorsque ses prérogatives étaient en danger : elle a toujours fait appel à cette distinction, quand l'empereur voulait dominer sur le Pape. Cette guerre était possible à cause du fond commun de l'humanité qui sacralise à la fois le pouvoir clérical (qu'on est d'ailleurs en train de re-sacraliser) et le pouvoir civil (on devait obéissance). Ainsi, les pontifes ont longtemps voulu cumuler les deux pouvoirs. Les armes du Vatican sont l'or du pouvoir spirituel et l'argent du pouvoir temporel (le Pape supérieur aux empereurs). C'est une idéologie qui fonctionne encore de nos jours.

La situation est nouvelle car nous sommes entrés dans un temps de sécularisation : notre culture ne prend plus dans le sacré les exigences de son action. " Nous faisons l'expérience que la sécularisation libère des potentialités cachées de signification religieuse " (1). Ou bien nous " re-sacralisons " des pratiques, et comme croyants, nous laissons des pouvoirs absolus régner sur l'humanité, favorisant, que nous le reconnaissions ou non, les 17 % de l'humanité qui possèdent 83 % des ressources humaines. Nous serons alors complices de cette injustice et l'Église sera réduite au rôle d'aumônier mondial du néolibéralisme. Ou bien, nous essayons de trouver ces potentialités cachées de signification religieuse. Sans confondre le domaine politique et celui de la foi, nous devons, au nom de la foi, rappeler des exigences politiques : celles de bâtir l'humanité avec justice, respect, reconnaissance des groupes sociaux. Alors, l'Église sera signifiante et exigeante. Il n'y a pas de politique chrétienne, mais des exigences évangéliques adressées à l'humanisation. Si par malheur nous les oublions, nous deviendrions des Monaco catholiques, des Liechtenstein spirituels et des Andorre religieux.

(1) Jürgen Habermas, " Les fondements pré-politiques de l'État démocratique ", discussion avec Joseph Ratzinger, Esprit, juillet 2004.

 

Théologie de la libération: un chemin pour nous aussi.

 

Un article publié du numéro 29 de la revue Parvis, de mars 2006.

« Je laisse dans les Indes Jésus-Christ, notre Dieu, où il est flagellé, affligé et crucifié, non pas une fois mais des millions de fois. »

Ainsi s’exprimait, dans son Histoire des Indes, au milieu du XVIe siècle, le précurseur de la théologie de la libération, Bartolomé de Las Casas, qui avait vu en l’Indien un pauvre selon l’Évangile bien plus qu’un païen. Contre les conquérants espagnols avides de richesses et propriétaires de la foi chrétienne, Las Casas sut prendre le parti des opprimés.

La théologie de la libération – j’écrirai désormais TL – est née dans les années 1960 en Amérique latine dans une conjoncture historique marquée par la domination économique et sociale d’une minorité de privilégiés, liés au « Nord », qui plonge dans la misère les masses populaires sud-américaines ; et, comme on le sait, les nouveaux maîtres n’hésitent pas à utiliser la violence. Mais ce constat se double d’un autre : l’éveil des pauvres et la participation de communautés chrétiennes aux luttes concrètes contre l’injustice. Le jésuite salvadorien Jon Sobrino parle de « l’irruption des pauvres sur la scène d’un continent chrétien. » En Bolivie, le pays le plus pauvre d’Amérique latine, l’élection de l’indien Evo Morales est l’illustration la plus récente de ce réveil. La TL est une lecture de la foi à partir d’une pratique libératrice des pauvres. On dit souvent que ses deux principes fondamentaux sont une option pour les pauvres et l’antécédence de la praxis sur l’élaboration théologique ; mais j’en rajouterai volontiers un troisième, l’unité de l’histoire.

Le choix des pauvres

L’identification du Christ aux pauvres n’est certes pas une nouveauté. Ils sont nombreux les chrétiens qui, au cours des vingt siècles, ont pris au sérieux le Jugement dernier de Matthieu 25 et ont voué leur vie au secours du pauvre. Il en est résulté toute une tradition spirituelle de détachement des biens du monde et une vie religieuse liée au vœu de pauvreté.

Mais la TL rejette cette mystique de la pauvreté, car la vie prophétique de Jésus est une lutte contre la misère et pour la justice (cf. Luc 4, 18).

Ce choix des pauvres ne se réduit pas à cette « option préférentielle pour les pauvres » qu’admettent les autorités de l’Église ; car, pour elles, la préférence n’est pas exclusive et, finalement, Jean-Paul II lui substitue le terme d’ « amour de préférence » qui annule sa portée : Dieu n’aime-t-il pas tous les hommes, y compris les riches ?

Qui sont donc ces « pauvres » ? Non seulement des individus mais des groupes sociaux ; non point seulement le prolétariat contrairement à ce qu’affirme le cardinal Ratzinger dans son « Instruction » de 1984 : si la TL emprunte au marxisme, elle reste libre et ouverte à une interprétation plus large de la pauvreté. Mais les pauvres sont non seulement des pécheurs, des prostituées, ceux qui sont socialement méprisés, mais des masses humaines provenant de milieux sociaux divers, des paysans sans terres comme des sous-prolétaires urbains, des femmes 1, des races entières aussi, comme les Indiens d’Amérique et les Noirs. Ainsi, le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez, considéré comme le père de la TL, parle-t-il toujours « des classes exploitées, des races méprisées, des cultures marginalisées. » 2

Ce sont donc les spoliés, les exclus d’une histoire porteuse d’injustice. Et, dans cette histoire, Jésus vient, après les prophètes, pour annoncer aux pauvres leur délivrance. Voyez ce que dit Jésus aux disciples de Jean-Baptiste venus l’interroger (Es-tu celui qui doit venir ?) : « La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Matthieu 10, 5 et Luc 7, 22). La TL souligne que, dans les conflits sociaux, Jésus prend parti ; il ne condamne pas seulement des individus mais des groupes sociaux qui en oppriment d’autres : il ne vise pas seulement un riche mais les riches, les prêtres, les scribes. Oscar Culmann – qui n’était pas un dangereux révolutionnaire – écrit : « Il n’y a aucun doute sur ce point : Jésus considère comme une injustice le fait qu’il y ait des riches et des pauvres et il ne peut tolérer cette situation. » La mort de Jésus n’est-elle pas d’ailleurs un assassinat organisé par les puissants ?

Pour la TL, « cette plainte du peuple est la voix de Dieu » (Mgr Romero) et « suivre Jésus » exige des « pratiques libératrices » (Leonardo Boff) ; c’est s’engager dans la lutte pour la justice, selon le programme énoncé par Jésus en Luc 4, 18 qui cite Isaïe. Sommes-nous loin du Royaume de Dieu annoncé par le Christ ?

L’unité de l’histoire

Gutiérrez écrit : « Il n’y a pas deux histoires, une histoire profane et une histoire sacrée “juxtaposées” ou “étroitement liées”, mais un unique devenir de l’homme assumé de manière irréversible par le Christ, Seigneur de l’histoire. » 3

Une telle affirmation puise dans tout un courant de la théologie contemporaine qui redécouvre que, dans la Bible, le salut n’est pas conçu comme une fuite hors du monde, un passage de la terre au ciel mais le triomphe d’un monde renouvelé (« un ciel nouveau » et « une terre nouvelle » selon l’Apocalypse 21, 1). Des théologiens comme Karl Rahner en Allemagne et Marie-Dominique Chenu en France ont travaillé à remettre en question le dualisme entre histoire profane et histoire du salut, ordre temporel et Royaume de Dieu, mystique et politique.

Ce dualisme a d’ailleurs été dépassé à Vatican II dans plusieurs de ses textes. Ainsi, dans la constitution « L’Église dans le monde de ce temps » (Gaudium et spes), en particulier aux chapitres II et III consacrés à la communauté humaine et à l’activité humaine dans l’univers. D’après ce texte, le chrétien ne peut se contenter d’une « morale individualiste » car « s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine. (…) Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur viendra » (n° 39, 2-3). De même, la constitution sur l’Église précise que les chrétiens ne doivent pas « enfouir au fond de leur âme » l’espérance du Royaume mais lutter « contre les dominateurs de ce monde de ténèbres » (Ep. 6, 12) et « la faire passer aussi dans les structures de la vie terrestre » (Lumen gentium, n° 35). Et il faudrait encore citer le décret sur l’apostolat des laïcs aux n° 5 et 7.

Pour la TL, il n’est pas question de percevoir l’histoire comme un processus ouvrant, sans palier qualitatif, sur le Royaume. Leonardo Boff écrit dans la revue Lumière et Vie : « Le Royaume de Dieu possède dans son essence une dimension de futur qu’on ne peut atteindre par les pratiques humaines et qui est l’objet de l’espérance eschatologique. » 4 Mais la TL ne se résigne pas à un monde injuste, en attendant la Parousie. Ses théologiens reconnaissent aussi que le péché habite notre histoire, mais ils croient qu’il faut le combattre à travers les structures sociales qui l’engendrent et aliènent les oppresseurs comme les opprimés. Jean-Paul II ne parle-t-il pas lui-même dans une encyclique de « structures de péché » (Sollicitudo rei socialis) ?

Ratzinger reconnaît aussi, dans son « Instruction » de 1984, qu’ « il y a des structures iniques et génératrices d’iniquités, qu’il faut avoir le courage de changer ». Mais le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi se garde bien de préciser quelles sont ces structures. Par contre, il ajoute plus loin : « la source des injustices est dans le cœur des hommes » ; l’essentiel est donc dans la « capacité éthique de la personne » et la « conversion intérieure » 5. On connaît, en effet, d’admirables (et rares) conversions intérieures et l’on sait leur inefficience sociale…

La théologie traditionnelle est incapable de sortir d’une conception individualiste du péché. Par contre, Jon Sobrino définit le péché contre le Royaume comme « tout ce qui déshumanise l’homme, détruit son humanité, menace, empêche ou anéantit la fraternité humaine exprimée dans le Notre Père. » La TL se garde bien d’assimiler « pauvres » et « justes » ; les pauvres aussi sont des pécheurs ! Mais la lutte contre l’injustice ouvre une voie vers Jésus-Christ et le Royaume. La foi ne se cherche pas dans une confession de dogmes, une orthodoxie, mais dans une « orthopraxis », souligne fortement la TL : « Dans la praxis de l’amour et de la justice, on sait que le Royaume s’approche et se rend présent ; et dans la praxis militante au milieu du péché du monde, on maintient l’espérance dans le futur de Dieu » 6 Le point de départ n’est donc pas dans l’ontologie mais dans l’histoire.

Voici à grands traits, nécessairement simplificateurs, ce que l’on peut dire pour présenter la TL. Une précision reste encore à apporter : si elle engage les chrétiens dans les luttes sociales du temps, la TL ne propose évidemment aucun modèle économico-social. Ses emprunts au marxisme, comme grille d’analyse d’une société, ont fait peur et expliquent en partie l’hostilité romaine. Aujourd’hui, la quasi-disparition des pays dits communistes ainsi que la prise de conscience particulièrement aiguë des impasses des expériences conduites à « l’Est » devrait libérer la TL des suspicions. Malgré la stratégie romaine destinée à « casser » l’Église latino-américaine d’avant-garde, la TL subsiste parce qu’elle répond à une situation sociale inchangée.

Une expérience strictement régionale ?

Née sur le sous-continent latino-américain, la TL est-elle prisonnière de ce contexte particulier ? Il est vrai que la question de la terre, par exemple, est assez spécifique aux pays d’Amérique latine, mais de nombreux autres problèmes se retrouvent en Afrique et en Asie. Et d’abord, un « développement » promis par le « Nord » qui, depuis quarante ans environ, ne profite qu’à une toute petite minorité et fabrique des multitudes de pauvres. Même dans les pays qui ont « décollé » économiquement et sont considérés aujourd’hui comme des puissances économiques (le Brésil, l’Argentine, l’Inde), le sous-développement subsiste et les inégalités se sont accrues spectaculairement.

Quant à de nombreux pays d’Afrique noire, ils sont parfois « en voie de sous-développement ». On ne s’étonnera donc pas que la TL ait gagné l’Afrique et l’Asie. En 1976, une Association œcuménique des théologiens du Tiers Monde (en anglais EATWOT) était créée et organise depuis lors des conférences internationales ; et le jésuite indien Samuel Rayan précise : « C’est en termes de solidarité avec les pauvres dans leurs luttes, en termes de lecture de la réalité et de l’Écriture du point de vue des pauvres que se définissent les théologies du Tiers Monde. » 7

En Afrique, où la question de l’inculturation reste prépondérante, certains théologiens n’ont pas manqué de critiquer cette tendance « culturaliste » et « folklorique » et ont développé à leur tour une TL. Pour nous en tenir à l’Afrique francophone, citons trois Camerounais : Jean-Marc Ela, le jésuite Engelbert Mveng et Éloi Messi-Metogo 8. Mais il faudrait citer aussi les théologiens d’Afrique du Sud et la théologie noire née aux États-Unis.

En Asie, la situation des chrétiens est bien différente puisqu’ils ne représentent qu’une petite minorité de la population sauf aux Philippines. Le dialogue avec les religions non chrétiennes a nécessairement absorbé la réflexion théologique ; cependant une lignée de théologiens de la libération est apparue dans les années quatre-vingt ; citons seulement le jésuite et professeur à Delhi Samuel Rayan, les Sri-lankais Aloysius Pieris et Tissa Balasuriya, et l’Indonésienne Henriette M. Kapott qui développe une TL féministe 9.

La Théologie de la libération peut-elle nous concerner ?

Dans un article publié en 1982 par la revue Lettre, Giulio Girardi s’interrogeait : « Peut-il être question d’une théologie européenne de la libération ? » 10 L’ensemble des questions (ou des conditions) qu’il posait semblait orienter vers une réponse négative. Certes, en 2006 comme en 1982, aucun groupe social ne peut être considéré comme porteur d’une alternative et il n’existe aucun projet politique crédible.

Pour autant, l’analyse de Girardi apparaît trop européocentrée et ne correspond plus guère à notre situation 23 ans plus tard, celle d’une mondialisation accélérée. Depuis l’effondrement du bloc soviétique en 1989-90, la direction du monde s’est rapidement réorganisée autour des États-Unis, de l’Union européenne et de quelques institutions internationales sur lesquelles les citoyens n’ont aucune prise : le G 8, le FMI, le GATT puis l’OMC qui dictent leurs lois aux gouvernements. Si l’échec de l’idéologie du développement et l’exploitation du Tiers-Monde restent inchangées, s’ajoute aujourd’hui une offensive du grand capital qui, en Europe occidentale, remet en cause, l’un après l’autre, les acquis des luttes sociales et de l’État-providence. Alors que les richesses augmentent, le nombre des chômeurs, des travailleurs précaires, des exclus, des sans papiers s’accroît aussi dans nos pays. En même temps, commence à se dessiner un mouvement alter-mondialiste qui affirme qu’ « un autre monde est possible ».

C’est dans ce cadre historique nouveau, à la fois économique, social et politique que se pose, pour nous chrétiens d’Europe occidentale, la question de notre foi. Peut-être sommes-nous mieux préparés à entendre ce qu’écrivait en 1981 le jésuite Ellacuria : « Si la situation historique de dépendance et de domination des deux tiers de l’humanité, avec ses trente millions annuels de morts de faim et de dénutrition, ne se convertit pas aujourd’hui en point de départ de toute théologie chrétienne, même dans les pays riches et dominateurs, la théologie sera dans l’incapacité de situer et concrétiser historiquement ses thèmes fondamentaux. » 11

Ratzinger a raison d’affirmer que la TL représente « une nouvelle herméneutique (interprétation) de la foi chrétienne. » À l’heure où, dans nos sociétés occidentales, le christianisme décline, confiné dans le domaine de l’intériorité, et où les chrétiens s’interrogent sur le sens de leur foi, peut-être est-il temps de se mettre à l’écoute de ces pasteurs qui, tel Mgr Romero, nous annoncent que les pauvres sont « le corps du Christ dans l’histoire ».

Martine Sevegrand

1 Leonardo Boff cite le cas d’une femme présentée par une communauté de base comme opprimée à six titres : femme, prostituée, fille-mère, noire, pauvre et lépreuse.

2 G. Gutiérrez, La force historique des pauvres, Cerf, p. 12.

3 G. Gutiérrez, Théologie de la libération, Lumen vitae, p. 156.

4 L. Boff, Lumière et Vie, n° 134, 1977, p. 101.

5 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, « Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération », 6 août 1984, IV n° 15 et XI n° 8.

6 J. Sobrino, Jésus en Amérique latine, Cerf, p. 159.

7 S. Rayan, « Théologie du Tiers-Monde », Concilium, n° 219, 1988, p. 161.

8 J. M. Ela a publié une douzaine d’ouvrages ; citons le dernier, Repenser la théologie africaine, Karthala, 2003, 444 pages, 28 euros dont vous pouvez passer commande à Temps Présent.

9 Ces théologiens asiatiques ont publié en anglais, mais on trouvera nombre de leurs articles dans la revue Concilium des années 1980-90.

10 Cet article a été reproduit dans Contribution pour l’avenir du christianisme, p. 195-203.

11 I. Ellacuria, cité par J. Sobrino, op. cit., p. 111. Rappelons que le P. Ellacuria, recteur de l’université jésuite de San Salvador, fut assassiné avec cinq autres jésuites, le 16 novembre 1989, par des militaires salvadoriens.

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