Les christianismes disparus -

La bataille pour les Écritures : apocryphes, faux et censures,

Bart Ehrman (traduit par Jacques Bonnet), Bayard, Paris, 2007, 413 pages, 30 €.

Il est rare que l’on découvre des textes inconnus de l’antiquité chrétienne. Il s’agit, le plus souvent, de fragments de documents déjà répertoriés. Mais chaque fois que cela arrive, il ne manque pas de voix pour rouvrir le procès d’une Église qui, par la voix d’une sorte de "Saint Office", aurait décidé, plus ou moins arbitrairement, quels textes il fallait garder dans le Canon des Écritures et quels textes il fallait condamner et exclure. Le livre de Bart Ehrman vient donc à point nommé pour mettre un peu de clarté et d’ordre dans une question à plaisir embrouillée. Sa justification est exprimée dans les derniers mots du livre : "Notre propre histoire religieuse n’englobe pas seulement les formes de croyance et de pratiques sorties victorieuses des conflits du passé mais aussi celles qui ont été vaincues et ont finalement disparu."

Dès le début (p. 11-16), l’auteur prend soin d’établir la liste des documents à partir desquels il va s’efforcer de remonter aux expressions diverses du christianisme des premiers siècles afin d’en restituer, si possible, le contenu. C’est donc un choix, classé sous les rubriques : évangiles, actes, épîtres et apocalypses. Je signale que l’ouvrage comporte un index qui permet de retrouver la piste d’ouvrages cités en plusieurs endroits. Pour trouver une relation plus complète de la plupart de ces écrits on peut toujours se reporter aux deux volumes des éditions de la Pléiade : Écrits apocryphes chrétiens sous la direction de F. Boyon (Vol. 1) P. Geoltrain (Vol. 1 & 2) et J. D. Kaestli (Vol. 2)

Quelles que soient les différences et les divisions entre les communautés chrétiennes d’aujourd’hui, l’immense majorité se réfère aux mêmes textes et la présentation habituelle de ces textes, dans la plupart de nos églises, tend à imposer l’idée, d’une part, qu’ils ont eu dès l’origine la forme et l’auteur qu’on leur connaît aujourd’hui, d’autre part, qu’ils émanent d’une Église que le livre des Actes présente comme unanime. (Ac. 2, 42-47) C’est oublier les tensions dont le même livre se fait l’écho et qui opposèrent Paul, Pierre et Jacques de Jérusalem. (Ac 15). C’est faire bon marché des différences entre les quatre évangiles d’abord, entre les autres textes ensuite. En réalité, dès l’origine, la Voie chrétienne s’est diversifiée à l’extrême surtout quand elle s’est inscrite dans la diversité culturelle de l’empire romain. Il est donc du plus haut intérêt de chercher à connaître quelles ont été les formes du christianisme ancien, quelles sont celles qui ont dépéri ou qui ont été combattues et pourquoi.

Mais de quoi parle-t-on exactement ? Sur quelques exemples, Bart Ehrman consacre la première partie de son ouvrage à ce qu’il faut bien appeler des "faux". Mais que faut-il entendre par ce terme ? D’abord des écrits attribués à un auteur… qui ne les a pas écrits. L’épître à Tite, dans le Nouveau Testament, n’est pas de la main de Paul. Pas plus que la lettre – du Ve siècle –, attribuée à Tite n’est de sa main. On voit même que dans la seconde lettre aux Thessaloniciens (2, 2), l’auteur, sans doute autre que Paul, met en garde contre une lettre prétendument écrite par Paul ! Il est difficile de démêler les textes écrits par un apôtre ou son école, des textes mis sous le patronage d’un apôtre ou encore des textes dont l’auteur porte le même nom qu’un apôtre mais qui ne revendique pas d’être l’apôtre lui-même…

Un exemple : l’évangile de Pierre. (p. 35-56)

Il suffit de lire les Pères de l’Église (Irénée de Lyon par exemple, Clément d’Alexandrie ou Eusèbe de Césarée) pour s’apercevoir qu’outre les quatre évangiles du Canon, certains se réfèrent à d’autres évangiles, aujourd’hui disparus ou dont nous avons, souvent par des citations, de simples fragments. Ces évangiles reçus par certains ont été rejetés par d’autres, soit comme hérétiques, soit comme des faux.

La prédominance quasi exclusive d’une voie chrétienne au IVe siècle ne peut faire oublier les autres expressions de la foi avant. Bart Ehrman propose d’appeler proto-orthodoxes les précurseurs de ce qui, après coup, deviendra l’orthodoxie. Dans la première moitié du IIIe siècle, Origène d’Alexandrie dit, par exemple, que l’Église a quatre évangiles mais que les hérétiques en ont beaucoup d’autres. Et il cite : l’évangile selon les Égyptiens, celui des douze Apôtres, celui de Basilide, celui de Thomas ou encore celui de Mathias…

C’est par Eusèbe de Césarée que nous entrons dans l’histoire de l’évangile de Pierre. Il raconte que Sérapion, évêque d’Antioche en 199 ap. J.C. découvrit que les chrétiens de la ville de Rhossos se référaient à un évangile écrit par Simon-Pierre. L’ayant lu, il s’aperçu qu’il recélait un grave danger de docétisme. C’est-à-dire qu’à sa lecture on pouvait douter que le Christ ait été un homme véritable ou que la divinité soit véritablement engagée dans sa divinité. Il en conclut qu’il ne pouvait être de Pierre. Or une partie de ce texte fut retrouvée en Égypte, à Akhmin, en 1886-7, dans la tombe d’un moine du VIIIe ou IXe siècle, le manuscrit étant antérieur d’un siècle environ. (On en trouvera le texte en français dans le tome un de l’édition de la Pléiade, pages 241-254). Pour l’essentiel ce fragment relate la passion, la mort et la résurrection de Jésus. Il s’inscrit dans la tendance, déjà perceptible de Marc à Jean, à exonérer Pilate de la mort de Jésus et à charger les Juifs et Hérode, d’autant moins excusables que le texte fait explicitement référence à leurs Écritures. Des recoupements avec des fragments du papyrus Oxyrhynque laissent supposer que, comme les évangiles canoniques, il comportait un récit de la vie et de l’enseignement de Jésus. Quoi qu’il en soit, notre récit recoupe partiellement celui de Matthieu, il s’en distingue aussi sur de nombreux points en particulier par le récit de la résurrection. Il parait vraisemblable qu’il date du second siècle et que les communautés chrétiennes se sont référées à cet évangile jusqu’au début du Xe. Etait-ce à l’exclusion des évangiles canoniques ou avec eux ? Impossible de le savoir. Il pouvait y avoir aussi l’évangile de Pilate, mentionné par Justin.

Les actes de Paul

Il s’agit ici d’un texte (Pléiade volume I, pages 1117- 1177) beaucoup plus considérable, qui reprend l’itinéraire de Paul depuis sa conversion jusqu’à sa mort. Le récit est fait du point de vue de sa disciple Thècle dont le culte a eu un grand succès en Asie mineure et en Orient. La fin est constituée par une troisième lettre aux Corinthiens. Par Tertullien nous savons que ces "Actes" sont un faux, écrit par un prêtre d’Asie mineure au milieu du second siècle et qui fut condamné par un tribunal ecclésiastique pour cela. Malgré tout, le texte continua à circuler jusqu’au Moyen Âge… Bien qu’il soit censé être écrit par une femme, le texte fait partie des très nombreux ouvrages qui prônent la continence sexuelle et dénigrent l’amour humain sans doute par mépris de la chair mais aussi comme signe de rupture avec l’ordre social et même avec toute société humaine. Il est intéressant de noter que si Tertullien s’est opposé au texte et en a dénoncé la fausseté, c’est qu’il s’opposait à ce que des femmes – comme Thècle – aient dans l’Église un pouvoir ministériel, celui de baptiser par exemple. Ceci conduit Bart Eherman à une révision des textes canoniques de Paul où l’on décèlerait un mépris des femmes. (I Timothée étant un faux, et I Co. 14, 34-35 n’étant pas de la main de Paul)

Dans la foulée, l’auteur envisage les Actes de Thomas, où l’on apprend que l’apôtre – présenté comme un frère jumeau de Jésus – est allé jusqu’en Inde. [Sur la gémellité de Jésus et de Thomas, l’auteur établit un rapprochement avec la légende de la naissance d’Heraclès et d’Iphiclès, fils d’Alcmène et de Zeus et Amphitryon. P. 74] Cet écrit et d’autres semblables se caractérisent aussi par une renonciation aux relations sexuelles et une condamnation de la chair. On trouve même dans les Actes de Thomas l’idée que les femmes doivent devenir des hommes avant de parvenir au Ciel. Tous ces textes s’inscrivent aussi dans une perspective docétiste qui répugne à reconnaître la pleine humanité de celui qui est le Fils de Dieu. Cependant, ces documents sont aussi le témoignage d’un courant du christianisme primitif où les femmes, prenant au sérieux l’attitude Jésus et le "ni homme, ni femme" de Paul, entendaient se soustraire aux contraintes de la société patriarcale et restaient célibataires et non sous la contrainte d’un mari. Il y a sans doute du vrai dans cette lecture, même si elle est influencée par la théologie féministe d’outre Atlantique…

L’évangile copte de Thomas.

Troisième sondage : l’évangile de Thomas découvert, en 1945, à Nag Hammadi, en Égypte. Mais, d’abord, bien qu’elle n’éclaire qu’indirectement les débuts du christianisme, l’auteur évoque brièvement la découverte des manuscrits de la mer Morte. Puis il mentionne la Didachè ou Doctrine des douze apôtres, avant de remarquer la rareté des exemplaires anciens de textes canoniques.

C’est pourquoi l’évangile de Thomas attire l’attention. (Dans la Pléiade, Volume I, Pages 25-53). En effet, bien que le texte ait un accent gnostique caractéristique du IIe siècle, il semble qu’il puise à des sources datant du premier siècle et même que son état soit par endroits antérieur aux rédactions des synoptiques. (On prend pour exemple la rédaction de la parabole des vignerons homicides en Th 65 // Mt 21, 33-46, // Mc 12, 1-12, et Lc 20, 9-19) Bart Ehrman fait l’hypothèse que ces textes, présents au monastère fondé par Pacôme, auraient été enfouis après l’intervention d’Athanase, évêque d’Alexandrie, interdisant en 367 l’usage de textes non-canoniques. Pourquoi pas ?

Le texte se compose de 114 propos de Jésus, dont 79 sont communs avec les synoptiques, mais sans aucun autre élément de récit en particulier il n’y est question ni de la passion, ni de la résurrection. Certaines paroles commencent de la même manière mais se terminent autrement. Beaucoup pensent que Thomas puise à la source commune à Matthieu et Luc et que Marc ignorait (La source "Q") Qu’en est-il du salut dans cette perspective ? Si la croix et la résurrection n’y jouent aucun rôle, il dépend peut-être uniquement de la connaissance, c'est-à-dire de la manière de comprendre l’enseignement de Jésus comme le dit d’ailleurs le premier verset, d’où son caractère "gnostique" (1). Mais il faudrait comprendre que les communautés qui, en Égypte, se référaient à l’évangile de Thomas ignoraient les autres évangiles… ce qui me paraît bien arbitraire pour ne pas dire invraisemblable. L’auteur quant à lui, et il n’est pas le seul, suggère que la source "Q" elle-même, datée de la moitié du premier siècle, en Galilée pour quelques uns, n’aurait pas attaché d’importance à la mort et à la résurrection de Jésus mais aurait simplement proposé de vivre selon son enseignement. En effet, cet enseignement ouvre à la connaissance de la vraie nature de l’âme prisonnière d’un monde mauvais. Dans cette ligne l’évangile de Thomas considère que ce monde-ci est évanescent et qu’il faut s’en défaire comme l’âme se dévêt du corps matériel qui l’enserre. Jésus nous apporte la connaissance que tout esprit est divin. D’ "un" il est devenu "deux" avec le corps et il doit de nouveau revenir à l’"un" en se détachant de son corps.

Comme le dit Bart Ehrman, l’évangile de Thomas «"présume que certains humains ont en eux l’étincelle divine qui a été séparée du royaume de Dieu et enfermée dans ce pauvre monde matériel, et qui a besoin d’être délivrée par l’enseignement secret d’en haut que Jésus apporte lui-même. C’est en apprenant la vérité de ce monde et, spécialement, le propre caractère divin de chacun d’entre nous, que l’on peut échapper à cette prison corporelle et retrouver le Royaume de lumière d’où nous venons, le Royaume de Dieu qui transcende ce monde matériel et tout ce qui est en lui." (p. 110-11)

L’évocation de l’univers gnostique sera reprise dans la deuxième partie du livre. Je trouve quand même étonnant que l’auteur ne fasse aucune allusion à la culture ambiante, en particulier au néo-platonisme…

L’évangile secret de Marc.

Quatrième cas de figure : l’évangile secret de Marc. (Voir dans la Pléiade, volume I, pages 57-69) Ici, l’auteur consacre les pages 113 à 145 à une affaire rocambolesque : celle de la découverte par un certain Morton Smith d’une lettre de Clément d’Alexandrie adressée à un certain Théodore pour le mettre en garde contre l’interprétation par les carpocratiens d’un passage d’un évangile secret de Marc. Les carpocratiens mettaient tout en commun y compris leurs femmes… Et le court passage de l’évangile secret de Marc relaterait la résurrection d’un jeune homme nu vêtu de lin (Celui-là même que l’on retrouve en Marc 14, 51-52) qui aurait eu des relations homosexuelles avec Jésus. Les versets cités par Clément s’inséreraient, d’une part, en Marc entre 10, 32-34 et 10, 35-36 et, d’autre part, après le verset 46 du même chapitre 10. Mais, comme l’auteur de cette "découverte" était lui-même homosexuel, tous les doutes sont permis sur l’authenticité de son travail. Je me contenterai de rapprocher deux phrases de Bart Ehrman.

S’agissant du passage de cette deuxième version de Marc, il écrit : "Ici, vraisemblablement, nous avons accès à deux récits véritablement antiques sur Jésus, connus par aucune autre source, jusqu’à ce que cette lettre soit réapparue." (p. 123) Et il conclut : "D’une manière ou d’une autre, fausse ou authentique, la lettre de Clément nous fournit un des documents les plus intéressants à avoir été découverts au XXe siècle sur le christianisme primitif." (p. 145)

J’avoue ne pas comprendre l’intérêt d’un document qui n’apparait nulle part ailleurs que dans une lettre dont l’auteur donne toutes les raisons de douter qu’elle soit authentique… Mais on trouve la même idée exposée dans l’introduction de J.D. Kaestli dans le volume de la Pléiade : "Même si la lettre était inauthentique, les renseignements qu’elle donne sur l’Évangile de Marc et sur son statut dans l’Église d’Alexandrie, garderait tout son intérêt car son origine doit être située avant le IVe siècle." Une note (6) précise : "Pour autant que l’on écarte la possibilité d’un faux moderne, avancée par certains." Comprenne qui pourra…

Ce chapitre a au moins l’utilité de montrer à quel point il est difficile de démêler le vrai du faux.

Deuxième partie : Hérésies et orthodoxies.

Après ces quatre exemples, Bart Ehrman en vient à la question de la discrimination entre la forme de christianisme dite "orthodoxe" et les autres. Dans le contexte de la pluralité religieuse païenne, le judaïsme tranchait par son intransigeance monothéiste et la foi chrétienne qui en est issue, lorsqu’elle s’est insérée dans les différences culturelles de l’Empire romain, s’est trouvée affrontée à la question de la vérité et de l’unité. La question est derechef posée : "d’où, à l’origine, tenons-nous nos Évangiles du Nouveau Testament ? Et comment savons-nous que ceux-là, plutôt que les dizaines d’évangiles qui ne furent pas intégrés au N.T., révélèrent la vérité de ce que Jésus enseigna ?" (p. 152) Les groupes chrétiens furent multiples et divers. Parmi les questions posées, on peut retenir par exemple celles-ci (p. 153) :

- Combien y a-t-il de dieux ?

- Le monde matériel fut-il créé par le vrai Dieu ?

- Jésus était-il humain, d’essence divine ou les deux ?

Bart Ehrman a sélectionné quatre groupes qu’il étudie successivement : les ébionites judéo-chrétiens, la marcionites, celui de gnostiques chrétiens et, naturellement, celui qu’il appelle les "proto-orthodoxes".

Ébionites et marcionites

Dans ce cinquième chapitre, l’auteur oppose deux tendances : des chrétiens qui veulent être ou rester juifs et d’autres qui, au contraire, à la suite de Marcion, rejettent toute référence au judaïsme.

L’auteur rappelle d’abord que, même si l’on peut interpréter différemment la judéité de Jésus, personne ne peut mettre en doute qu’il ait été juif. Les difficultés commencent avec l’ouverture aux païens. La question dont Paul aura été l’épicentre est bien connue : pour être chrétiens, ces païens doivent-ils ou non passer par le judaïsme ? La position de Paul est claire, c’est non. Certes, le païen devenant chrétien devait accepter le Dieu juif dans la présentation qu’en faisait le juif Jésus, mais il n’était pas tenu pour autant d’adopter ce que l’auteur appelle "les marqueurs caractéristiques juifs" énoncés dans la loi juive. On sait que l’évangile de Matthieu a un caractère de judéité beaucoup plus affirmé.

C’est dans la même ligne, mais radicalisée, que se situent les ébionites, connus par ceux qui les ont réfutés tels Irénée, Tertullien, Origène, Eusèbe de Césarée par exemple. Si les ébionites croyaient à la divinité de Jésus, ce n’est pas parce qu’il l’était de toute éternité mais parce qu’ils pensaient que l’homme Jésus avait été divinisé par Dieu. Ils rejetaient l’enseignement de Paul et, d’après Irénée, se référaient à l’évangile de Matthieu, peut-être dans une version araméenne qui ne comprenait pas les deux premiers chapitres de la version grecque. D’après Epiphane de Chypre qui, au IVe siècle fait une sorte de recension de toutes les hérésies, les ébionites se seraient aussi référés à un évangile en grec, perdu, qui serait une compilation des synoptiques. Leur foi à l’unique sacrifice du Christ les conduisait cependant à écarter les sacrifices de l’ancienne Alliance et donc, puisque les viandes en venaient, à rester végétariens.

Les marcionites sont à l’opposé puisqu’ils écartaient tous les éléments juifs de la foi, à commencer par les Écritures bibliques. Les écrits de Marcion ont été détruits, nous ne connaissons une partie de leur contenu que par leur réfutation. Marcion était docétiste. "Venant dans la 'semblance de notre chair de péché', comme l’auteur favori de Marcion l’a dit (Rom 8, 3), Jésus payait pour les péchés des autres en mourant sur la croix. En ayant foi dans sa mort, on pouvait échapper aux tourments du Dieu de colère des Juifs et atteindre la vie éternelle avec le Dieu d’amour et de pitié, le Dieu de Jésus." (p. 171) Comment Marcion conciliait-il le fait que Jésus n’était pas vraiment homme et que sa mort était salvifique, nous ne le savons pas… Dans son livre (perdu) des antithèses, Marcion élaborait une opposition entre le Dieu de l’Ancien Testament et celui que Jésus révélait. De plus il élabora un canon des Écritures chrétiennes comprenant onze livres parmi lesquels, d’abord, dix épitres de Paul, envoyé par Dieu pour rectifier la mauvaise compréhension des apôtres juifs du Seigneur et le seul évangile de Luc mais corrigé pour répondre à ses idées. On peut se demander ensuite avec l’auteur ce qui se serait passé, si l’un ou l’autre groupe avait pris le dessus… (p. 176-181)

Pour aborder les groupes gnostiques (Ch. 6), l’auteur s’appuie surtout sur la "bibliothèque" de Nag Hammadi, en Haute Égypte, dont la découverte a déjà été évoquée.

Les textes de Nag Hammadi sont assez disparates bien que l’on puisse établir pour certains un terreau commun celui du gnosticisme. À la racine de cette tendance, aux expressions plurielles d’ailleurs, il y a la question du mal dans le monde et dans l’homme. Comment le concilier avec un Dieu créateur, bon par hypothèse ? Les réponses avancent que ce monde défectueux – humanité comprise – est le résultat d’une sorte de catastrophe cosmique œuvre d’une divinité inférieure ou qui ne l’était pas. Ces textes sont alors des révélations destinées aux hommes dont l’âme est issue du monde divin, pour qu’en connaissant leur véritable nature, ils puissent se libérer de la chair qui les emprisonne. Dans la mouvance chrétienne du gnosticisme, ces révélations ont été apportées par Jésus…

En réalité, selon Bart Ehrman, on peut trouver deux sources au gnosticisme chrétien. La première serait issue d’un judaïsme méditant sur l’histoire d’Israël. Comment expliquer que le Dieu libérateur de l’Exode n’intervienne pas quand Israël est écrasé par ses ennemis ? On répondra : parce que c’est une punition de l’infidélité d’Israël. Oui, mais comment expliquer le malheur des hommes justes et la prospérité des méchants ? Ici, pas d’autre issue que la patience apocalyptique qui attend que le Dieu créateur soit l’ultime rédempteur. Mais ceux qui désespéraient pouvaient chercher une autre issue en postulant que le Dieu de ce monde-ci n’était pas le vrai Dieu. L’auteur ne donne pas de références qui puissent étayer cette thèse, absolument contraire au monothéisme juif. Cela ne pourrait donc se développer que dans le milieu dissident de la foi chrétienne...

L’autre source du gnosticisme pourrait relever de religions orientales mais le moyen platonisme, avec Plotin par exemple, est beaucoup plus vraisemblable. On y trouve en effet le thème d’un Dieu Un, ineffable, indéfinissable. La difficulté est de comprendre comment de cet Un peut procéder le multiple, comment de l’Éternel peut surgir le temps, comment de l’Être peut sortir le devenir. Pour évoquer cela, on peut penser en particulier aux Ennéades de Plotin ou bien à la pensée de Philon d’Alexandrie, mais l’auteur passe très vite, trop vite, là-dessus. (p. 194)

Venons-en donc aux "dogmes" du gnosticisme. À l’origine il y a donc le Dieu Un, ineffable et insaisissable, absolument transcendant et inconnaissable. Cependant, il se réfracte en quelque sorte dans la Pensée, l’existence et la vie qui sont autant d’entités divines appelées "éons". Au terme d’une cascade dérivation on parvient à l’éon dernier qui n’est rien d’autre que Sophia, la Sagesse. Mais celle-ci, engendre, sans partenaire, un être forcément défectueux dénommé Yadalabaoth qui, volant son pouvoir à sa mère, crée ce monde raté. Il crée un Adam de la terre mais il est sans esprit et le vrai Dieu trompe Yadalbaoth en insufflant l’esprit dans l’Adam qui devient l’homme détenteur du pouvoir de la Sagesse. Jalouse les forces cosmiques enferment l’homme dans la matière mais Dieu envoie sa propre pensée en l’homme ou par l’intermédiaire d’un révélateur qui éclaire l’homme sur sa véritable nature et sa vraie destinée. Voici, résumé à gros traits, ce que l’on trouve, par exemple, dans le Livre secret de Jean. (2) Le bien commun de tous ces textes est : "la notion que le monde dans lequel nous vivons n’était pas l’idée ou la création matérielle du vrai Dieu, mais le résultat d’un désastre cosmique, et que dans quelques humains subsiste une étincelle de divin devant être libérée afin de pouvoir retourner à son véritable domicile." (p. 199)

C’est pour les chrétiens gnostiques, le Christ qui est le révélateur soit qu’il ait prit apparence humaine soit qu’il ait séjourné temporairement dans un homme véritable afin de transmettre la vraie connaissance. On pourrait penser alors, puisque la chair ne sert de rien, que le gnostique en fait n’importe quoi. C’est le contraire qui a lieu : il doit maîtriser la chair par l’ascèse pour mieux s’en détacher dans la mort. Ces gnostiques n’étaient pas tous étrangers aux Églises, souvent ils s’y considéraient comme l’élite ayant eu accès à un enseignement ésotérique.

Dans la suite de son texte, l’auteur évoque encore trois traités de Nag Hammadi : L’Évangile de vérité, la Lettre de Ptolémée à Flora et le Traité de la Résurrection. (Tous absents des volumes de la Pléiade, et non traduits sur le site déjà indiqué.)

Plusieurs auteurs pensent que l’Évangile de Vérité (p. 204-206) relève de l’école de Valentin. Il fait de la création de ce monde si conflictuel le résultat d’un autre conflit, dans le monde divin cette fois. Jésus nous libère non par sa mort mais par son enseignement et le salut est l’œuvre de la connaissance.

La lettre de Ptolémée à Flora (p. 207- 210) relève aussi du valentinisme, elle ne fait pas partie de la bibliothèque de Nag Hammadi mais c’est Epiphane qui la cite dans son intégralité. Pour Ptolémée, se fondant sur ce qu’il a retenu de l’enseignement de Jésus, l’Ancien Testament, dans son imperfection, relève d’une divinité intermédiaire à laquelle il attribue une partie de la Loi, l’autre revient à Moïse, une autre enfin aux Anciens du peuple.

Le Traité de la Résurrection. Tout le monde devine sans doute que la résurrection est une vraie question pour les gnostiques puisqu’ils ne donnent d’importance qu’à l’âme et que le Christ n’avait qu’une apparence de chair. Effectivement la résurrection est le retour de l’âme au lieu de son origine car le Christ, à la fois Fils de Dieu et Fils de l’homme a fait disparaître le visible dans l’invisible.

En terminant ce chapitre l’auteur se demande si les courants gnostiques auraient pu l’emporter sur les "proto-orthodoxes" et il remarque que l’une de leurs faiblesses est de s’adresser à une élite spirituelle dans un enseignement inaccessible aux masses.

Les "proto-orthodoxes"

Le chapitre sept est donc consacré aux proto-orthodoxes. Bart Ehrman dresse un court parallèle entre la perplexité supposée d’un nouveau chrétien arrivé en Amérique et devant choisir une Église parmi toutes celles qui existent et la situation de chrétiens des premiers siècles pris au milieu de toutes les expressions du christianisme naissant. Or, parmi celles-ci, certaines ont dominé, celles qui nous ont donné les quatre évangiles, les autres textes du Nouveau Testament et ce qui deviendra les sacrements.

Il n’est pas facile de résumer cette partie du livre beaucoup plus dense que les autres. Heureusement, elle est plus connue.

L’auteur aborde la question sous des angles successifs, d’abord le rôle du martyre, ensuite la question de l’organisation épiscopale de l’Église, puis le rapport à l’héritage juif, la question de la prophétie et, enfin, la théologie.

1 - Le premier témoin convoqué est naturellement Ignace d’Antioche dont nous avons sept lettres authentiques adressées aux Églises qu’il a traversées dans le voyage qui le conduisait à Rome pour être livré aux bêtes. Ignace en parle, dit l’auteur, de façon pathologique, voyant dans ces atrocités le moyen d’être assimilé au Christ en étant libéré de son corps. (Lettre aux Romains 4 & 5) Bart Ehrman note au passage que cette conception du martyr comme sacrifice était complètement étrangère aux gnostiques. Le récit du martyre de Polycarpe donne un son assez différent. Il est présenté comme une imitation de la mort du Christ et le secours divin dans la mort est donné, par exemple par Tertullien, comme une preuve de l’authenticité de la foi. Bien entendu il n’y pas eu que des proto-orthodoxes qui moururent martyrs mais nous savons au moins que ceux-ci en firent une attestation de la vérité.

2 - Bart Ehrman envisage ensuite la question de l’organisation épiscopale de l’Église. Plutôt que de résumer le propos de l’auteur, je me permets de faire un détour par Tertullien. Remarquant que les hérétiques comme les orthodoxes se référaient également à l’écriture pour défendre leurs positions, Tertullien (3) pose que le critère de la vérité dans l’interprétation, c’est l’évêque qui le donne quand il est dans la succession apostolique et la communion de l’Eglise. Bart Ehrman montre que cette position trouve son origine dans la position d’Ignace d’Antioche (Lettres aux Traliens 13, 2 ; aux Éphésiens 6, 1 ou aux Magnésiens 7, 1) et, plus avant encore dans 1 & 2 Timothée et Tite. La Première du pape Clément qui a longtemps fait partie des textes de référence sans être adjointe finalement au Canon des Écritures insistera sur la filiation apostolique des évêques et sur le rôle prépondérant de celui de Rome...

3 - Il en est de même de l’Épître de Barnabé, anonyme attribué au compagnon de Paul. Entre les ébionites et les marcionites, ce texte présente une sorte de confiscation des écritures Juives par l’Église. Les Juifs, en effet, n’auraient pas compris le caractère figuratif de la loi, des rites et des institutions qui, tous, annonçaient le Christ. Nous sommes ici au seuil de l’interprétation allégorique qui sera courante chez les Pères grecs. Méliton de Sarde développera la même pensée dans son interprétation de la Pâque juive. Non seulement Jésus était le véritable agneau pascal mais il était Dieu même, d’où le thème d’Israël meurtrier de son propre Dieu.

4 – Question redoutable car elle ouvrait tous les possibles : Dieu ne s’exprime-t-il que dans les Écritures, a-t-il cessé de "parler", qu’en est-il de la prophétie telle que Paul l’évoque, par exemple, en 1 Co 14 ? Ici encore, Bart Ehrman se réfère à Ignace d’Antioche (Lettre aux Philadelphiens 7). Ce qui est en cause, c’est l’action de l’Esprit… Et un bon exemple en est donné avec l’acceptation de l’Apocalypse de Jean dans le Canon des Écritures et l’exclusion de l’Apocalypse de Pierre (Pléiade, volume I, p. 747-774). Mais l’auteur ne dit pas les raisons et les conséquences de ce choix… Il présente ensuite un autre livre, qui fait partie du canon de Muratori ainsi que du Codex Sinaïticus et qui fut cité par certains Pères de l’Église : le Pasteur d’Hermas (Édité dans la collection des Sources chrétiennes n° 53, Cerf). Or ce livre aurait été révélé à son auteur par un médiateur angélique prenant la figure d’un pasteur… Cependant toutes les révélations buttèrent sur un obstacle. Très souvent elles annonçaient la fin des temps… qui ne venait pas. Du coup elles furent "rétrogradées d’une position autorisée à un statut complètement secondaire et hautement douteux."

5 – Bart Ehrman ouvre enfin le dossier proprement théologique de l’intelligence de la personne du Christ et de la Trinité. (p. 239-248) Ici encore il se réfère aux lettres d’Ignace pour poser les fondements de la foi des proto-orthodoxes. Dans la lettre aux Éphésiens 1,1 ; 7, 2 ou aux Romains 8, 3 et, plus encore, dans la lettre aux Tralliens on voit affirmées la divinité et l’humanité du Christ. Comment articuler les deux dans des cultures qui, par définition, les tenaient pour incompatibles ? Pages 242 – 243, l’auteur relate le conflit entre les papes Zéphyrin (198-217) et Calliste (217 – 222) avec Hyppolite de Rome. Tous étaient convaincus que le Christ était à la fois Dieu et homme, tous croyaient en un seul Dieu. Mais les adversaires d’Hyppolite confondaient le Christ et Dieu le Père. Hyppolite – et Tertullien - s’appuyant sur l’évangile de Jean (20, 17 par exemple) les réfutaient et l’avenir leur donna raison. Ces débats conduisirent d’une part, aux réflexions sur la Trinité, d’autre part, aux débats sur la nature du Christ. L’exemple d’Origène est intéressant en ce qu’il montre que d’abord approuvé, il fut ensuite rejeté dans la mesure où il subordonnait le Christ au Père.

 

Troisième partie : Les gagnants et les perdants

Les conflits d’interprétation sont d’autant plus forts que les adversaires sont plus proches : on peut penser à Jésus et aux pharisiens ou à Paul et à certains judéo-chrétiens (Voir l’épître aux Galates).

La quête de l’orthodoxie.

On peut prendre, avec Bart Ehrman, comme expression de l’orthodoxie le Credo de Constantinople. Mais il faut se libérer d’une vision de l’hérésie qui serait en quelque sorte une trahison postérieure de l’énoncé orthodoxe. En réalité c’est une autre manière de voir les choses, antérieure à la solution d’une question. C’est pourtant ce que fait Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique (324-325), posant au départ par une sorte d’anachronisme un exposé de la doctrine orthodoxe des deux natures du Christ qui lui sert ensuite de fil conducteur pur raconter l’histoire des conflits internes du christianisme… A commencer par Simon le magicien (Actes 8, 9-13)

Devant l’impossibilité de refaire l’histoire du dogme chrétien, Bart Ehrman choisit de prendre trois questions :

1 - Jésus et ses disciples ont-ils enseigné une orthodoxie qui fut transmise aux Églises des IIe et IIIe siècle ? C’est la question du Jésus historique et de son enseignement. Reimarus (Allemand, 1694-1768) revisita l’Écriture au nom de la raison critique et en déduisit que Jésus annonçait le seul royaume qui soit envisageable, c'est-à-dire un royaume politique. Ce furent les disciples qui inventèrent la religion en dérobant le corps mort de Jésus comme il est dit en Matthieu 28, 13. Quant à Jésus il n’était qu’un Juif qui prêchait un message révolutionnaire et qui échoua dans sa révolution. Plus personne ne défend cette thèse. Mais elle mit en valeur les contradictions des textes qu’elle exploitait et l’on comprit que chaque auteur avait une interprétation de Jésus qu’il voulait faire partager à ses lecteurs. Cela nous a conduits à "prendre conscience que les doctrines du christianisme orthodoxe ont dû se développer à une époque plus tardive que celle du Jésus historique, plus tardivement même que nos premiers écrits chrétiens." (p. 265)

2 - Deuxième question : les Actes des Apôtres sont-ils fiables dans leur récit des premiers conflits du christianisme ? Ici c’est Baur (Allemand lui aussi, 1792-1860) qui est mis à contribution. Fondateur de l’école dite de Tübingen il met en valeur dans la communauté de Corinthe la tension entre chrétiens venus du judaïsme et chrétiens venus du monde païen. Les Actes se présentant comme la solution du conflit en arrondissant les angles. Par exemple, il n’y a pas de différences entre le discours de Pierre (Actes 2) et celui de Paul (Actes 13). La même tendance se manifeste dans l’accord des Actes 10-11 et 15 contre ce qu’en dit Galates 2, 11-14. Là encore le travail de Baur a conduit à reconnaître une intention théologique dans la rédaction des Actes…

3 - Et que penser des comptes rendus d’Eusèbe lui-même ? Ici encore un Allemand, Bauer (1877-1960) est appelé à la barre avec son livre majeur : Orthodoxie et hérésie au début du christianisme (1934) L’essentiel de la thèse de Bauer consistait à dire que les diverses expressions du christianisme primitif relevaient de la pluralité des lieux (Syrie : Édesse et Antioche, Égypte, Asie mineure, Macédoine et Rome) et des personnes et qu’il n’y avait pas une sorte d’orthodoxie prédéterminée en fonction de laquelle les uns et les autres se positionnaient. Ici on était marcionite, là gnostique, ailleurs autre chose. Et si ce que nous appelons l’orthodoxie a gagné c’est que c’est le courant de Rome capitale de l’Empire. Bauer a certainement surestimé le jeu de pouvoir à partir de Rome, mais il a eu le mérite de montrer l’enjeu du pouvoir dans cette discrimination de la vérité orthodoxe. Soit dit en passant, l’intervention constante des Empereurs dans les Conciles à partir du quatrième siècle, suffirait à le suggérer… Ce qu’il faut retenir en tout cas, c’est que la proto-orthodoxie n’était pas monolithique, qu’elle n’était pas une interprétation allant de soi ni une vision apostolique originaire. Il faudrait retenir, aussi, que l’on ne peut pas juger de la validité de ce qui était avant par ce qui vient après.

Le chapitre suivant (9) revient sur les conflits.

J’en indique seulement le thème : il ne faudrait pas s’imaginer que les attaques ne venaient que des proto-orthodoxes, les autres aussi attaquaient ou se défendaient. L’auteur prend l’exemple de la littérature dite pseudo-clémentine constituée par des Homélies attribuées au pape Clément et par un récit (Les Reconnaissances) de son voyage initiatique à la recherche de la vérité et de sa famille. On y trouve à plusieurs reprises la relation de conflits entre Pierre et Simon le Magicien, personnage dans lequel l’auteur retrouve en fait les thèses de Paul. Les gnostiques considéraient que les doctrines des proto-orthodoxes étaient superficielles. Par exemple l’Apocalypse copte de Pierre découverte à Nag Hammadi qui présente Pierre contemplant sur la croix la mise à mort de l’apparence physique de Jésus. En effet pour l’auteur, le salut ne vient pas de la mort de Jésus, dans son corps mais en échappant au corps. (p. 291-292) On peut trouver d’autres exemples…

Du côté des proto-orthodoxes, le souci de l’unité était certainement un motif de résistance ou d’attaque. Unité de Dieu et de sa création, de Dieu et de Jésus, de Jésus et du Christ et, naturellement de l’Église. Voir les luttes d’Irénée ou de Tertullien… La critique porte sur le non sens des systèmes gnostiques et leur complication, sur les inventions des fondateurs d’hérésies falsifiant une vérité supposée antérieure, sur la contamination par la philosophie, sur la rupture de la succession apostolique et, en fin de compte, sur la distance avec la "Règle de la foi" dans la mesure où celle-ci est formulée dans des Symboles et sur l’interprétation des Écritures. On peut y ajouter des accusations sur la conduite des hérésiarques, en particulier sur leur perversité sexuelle. Voir Irénée, Adversus Haereses, I, 6, 3-4, 13, 3 ou 25, 4… Les curieux iront lire ce qu’écrit Épiphane dans son Panarion (Ici, pages 310-314)

Faux et falsifications (10)

Parmi les documents témoins des débuts de ma foi chrétienne il y a donc eu des faux. Faut-il parler de falsifications délibérées dans l’intention de déprécier l’autre et de le réduire ? C’est difficile à dire. Il me semble qu’il s’agit davantage de documents fabriqués pour l’édification des communautés dont ils émanent… En tout cas, sous cette rubrique on peut place l’Evangile de l’Enfance de Thomas (Pléiade, vol. I, p. 191-204. À ne pas confondre avec le texte de Nag Hammadi Evangile copte de Thomas) Cet écrit relate donc l’enfance de Jésus jusqu’à douze ans et il l’imagine en conformité avec l’idée qu’il se fait de ses pouvoirs surnaturels et de sa soustraction aux lois communes du judaïsme. Du même registre sont les lettres soi-disant échangées entre Paul et Sénèque. (Pléiade, vol I, p. 1581-1594)

Et puis il y a le protévangile de Jacques (Pléiade vol. I, p. 73-104) qui raconte l’enfance de la vierge sur le modèle de la conception de Samuel (I Sam, 1-2) Le texte est centré sur la naissance miraculeuse de Jésus, le monde s’arrêt littéralement à cet instant, et sur la virginité perpétuelle de Marie. Dans les Actes de Paul, déjà mentionnés, il faut évoquer la 3ème aux Corinthiens où Paul est censé répondre aux déclarations de deux Corinthiens : Simon et Cléobios soutenant des positions hérétiques … du IIe siècle. Les Actes de Pierre (Pléiade vol. I, p. 1041- 1052) qui relatent la maladie et la guérison de sa fille, puis plusieurs conversions enfin les démêlés avec Simon le Magicien dans un concours de faits extraordinaires.

Nous n’oublierons pas les falsifications délibérées de l’Écriture opérées par Marcion Théodote de Rome.

Et tout ceci est à replacer dans un contexte où la transmission des textes dépend de copistes plus ou moins habiles. Du IIe au XVe siècle, "Nous possédons prés de 5400 copies en grec de l’intégralité ou de fragments du Nouveau Testament". En les comparant "nous ne trouvons pas deux exemplaires, excepté pour les fragments minuscules, se correspondant parfaitement." (p. 337) Malgré cela et aussi à cause de cela, "il est possible de reconstituer les plus anciennes formes des paroles du Nouveau Testament avec une fiabilité raisonnable." En se pendant sur les manuscrits les plus anciens, en comparant des textes d’origines géographique diverses, en sélectionnant les textes connus pour comporter le moins d’erreurs. On peut ainsi repérer des corrections en Luc 2, 32-33. Comme il est question du père et de la mère de Jésus, certains ont corrigé : de sa mère et Joseph pour ne pas donner prise aux idées adoptianistes et faire de Dieu le seul et véritable père de Jésus. Même correction en Luc 2, 48 sur certains manuscrits. Les pages suivantes fournissent d’autres exemples de manuscrits où le texte a été changé pour conforter des communautés dans leurs choix hérétiques ou, au contraire, pour les contrecarrer. Exemple : Marc 15, 34 (p. 344) ou Hébreux 2, 9 (p. 345) ou encore Lc 22, 43-44 : versets absents des plus anciens manuscrits et dont on ne sait s’ils ont été retirés parce qu’ils choquaient ou ajoutés pour lutter contre le docétisme menaçant. (p.346) De même il est vraisemblable que l’on a ajouté Lc 24,12 (Pierre au tombeau) absent des plus anciens manuscrits pour ne pas laisser les apparitions au seul témoignage de femmes "stupides" (p. 347)

La constitution du Nouveau Testament proto-orthodoxe. (11)

Dans cet avant-dernier chapitre, Bart Ehrman revient sur la question de la constitution du Nouveau Testament, ce que nous appelons le Canon des Écritures dont la rédaction s’étale des lettres de Paul autour des années cinquante, à la 2de de Pierre, vers 120. Ici, il faut remonter le temps. On peut partir du document de 367, rédigé par Athanase d’Alexandrie qui donne la liste des vingt-sept livres actuels. Cela n’a pas clos les discussions. Didyme l’Aveugle prétendait à Alexandrie même que la 2de de Pierre était un faux et reconnaissait au contraire le Pasteur d’Hermas. Il ne faut pas oublier que le canon de la Bible, lui non plus n’était pas stabilisé, y compris dans les communautés juives. Pour ne pas revenir sur la question, je mentionne tout de suite les pages 368- 375 où l’auteur aborde le canon de Muratori (p.368) un siècle et demi plus tard, la position d’Eusèbe de Césarée, (p. 372) et, de nouveau Athanase en 367, repris par Augustin en 393 (p.374). Curieusement, Bart Ehrman ne reprend pas ici le Codex Sinaïticus dont il a parlé aux pages 230 et 236 de son ouvrage. On pourrait ajouter, d’ailleurs, Damase, à Rome en 382…

Revenons en arrière : pourquoi des Écritures chrétiennes ? Tout simplement parce que Jésus a interprété les Ecritures, et ses disciples après lui et les auteurs des textes aussi, en se fondant sur le texte grec de la Bible : la Septante. Non seulement l’autorité de Jésus – mise en question par ses contemporains – a été reconnue par ceux qui l’ont suivi et qui ont retenu ses paroles comme Écriture, mais, à l’intérieur même de la communauté, les lettres de Paul furent aussi considérées comme Écritures. Voir par exemple ce qu’en dit 2 Pierre 3, 16. Alors qu’aucun des évangiles n’est écrit en forme de "je" de la part du rédacteur, ils ont tous été mis sous le patronage d’apôtres (Matthieu et Jean) ou de proches des apôtres (Marc et Luc) pour en affirmer l’autorité.

Reste que le flou a dominé tout au long du IIe siècle, selon les communautés et les auteurs (p. 360-363). Alors que Justin (mort en 165) cite les évangiles, mais jamais Paul, trente ans plus tard Irénée se réfère à un canon de fait : les quatre Évangiles et les textes de Paul. Entre les deux, la crise marcionite a certainement joué pour plus de rigueur dans la référence aux textes.

Le dernier chapitre du livre (12) est une sorte de méditation sur la victoire des proto-orthodoxes et la question de la tolérance.

Que se serait-il passé si les ébionites, les marcionites ou les gnostiques (4) s’étaient imposés comme la véritable voie chrétienne ? Difficile à imaginer. Une chose est claire "il n’y aurait pas eu de doctrine du Christ à la fois pleinement divin et pleinement humain, ni de doctrine de la Trinité." (p.378) Et, naturellement, cela aurait eu une influence sur l’ensemble de la civilisation occidentale. Nos méthodes de lecture des textes ou nos modes de pensée n’en auraient-ils pas été affectés ? D’autant plus qu’avec Constantin et, surtout, Théodose, la proto-orthodoxie est devenue l’orthodoxie en devenant la religion officielle de l’Empire. (Rappel des faits pages 380-383)

De toutes manières on ne réécrit pas l’histoire. L’auteur souligne simplement, d’une part que des questions se posèrent après, d’autre part, que les tendances des premiers siècles ont laissé des traces durables, y compris dans l’histoire de l’orthodoxie, Il n’est que de mentionner l’ambivalence des positions de l’Église vis-à-vis des Juifs par exemple.

Quant à la question de la "tolérance", bien que l’on ait le sentiment qu’elle soit posée avec un certain anachronisme, il est certain qu’à partir du moment où la foi chrétienne est devenue ce que l’on appellerait aujourd’hui une idéologie d’État, la tolérance des autres, païens ou hérétiques a tendu vers zéro. Et c’est cette intolérance qui, ajoutée à l’œuvre destructrice du temps, a rendu si difficile l’information sur les temps premiers du christianisme et la diversité de ses expressions.

Conclusion :

Le livre se lit bien, par instants il tient même du roman – je pense à la relation de la découverte de Nag Hammadi ou au chapitre traitant de l’évangile secret de Marc. Il n’apprendra rien aux spécialistes et aux théologiens qui le trouveront trop disert. Ceux qui ne connaissent rien à l’histoire des premiers temps du christianisme y seront introduits de façon pédagogique et découvriront au moins la complexité des choses.

La question du discernement entre ce qui fut reconnu comme l’orthodoxie et ce qui fut écarté est bien posée. Mais il me semble que l’ensemble décrit les choses plus qu’il ne les explique. On aurait aimé, par exemple, que l’auteur pointe les conséquences et les enjeux des différentes positions dans l’ordre de la vie personnelle comme dans de celui de l’être-au-monde des chrétiens… On peut aussi regretter que dans l’explication de la diversité des positions chrétiennes des premiers siècles il soit si peu fait droit au contexte culturel, en particulier, exception faite des pages consacrées au moyen platonisme, aux courants philosophiques de l’époque.

Notes :

1. Ceci explique que beaucoup se soient emparés du texte et en donnent des traductions plus ou moins exactes et orientées par des présupposés ésotériques évidents. Pour en avoir une idée, il suffit de chercher sur Internet, l’évangile selon Thomas…

2. La traduction des titres varie d’une édition à l’autre. Sous ce titre, il n’y a rien dans les deux volumes de la Pléiade. Sous le titre Apocryphon de Jean qui semble correspondre au texte cité ici, on trouvera une traduction de Bernard Barc, par Internet. www.ftsr.ulaval.ca/bcnh/accueil, puis Traductions.

3. De praescriptione haereticorum, XIX, 1-4 et XX 5-9 ; Sources chrétiennes n° 46, Cerf.

4. On pourrait ajouter, plus tard, les Ariens ou les Nestoriens et bien d’autres encore …

Jean Marie Ploux, prêtre de la Mission de France, théologien.


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