Évangéliser
l'Église
Charles-Marie
Guillet :Théologien
L'Église? Que
n'en a-t-on pas dit et écrit depuis 40 ans! A
l'annonce du concile Vatican II (25/l/1959), il semblait
fleurir, pour nous français,et pour d'autres, une
grande décennie ecclésiologique (pensons au
Père Congar!).
Le concile,
malgré des batailles de retardement, engendra deux
grandes constitutions: sur le mystère de
l'Église (Lumen Gentium = LG) et sur
l'Église dans le monde de ce temps(Gaudium &
Spes = GS). Le bouillonnement des années 60 &
70 continue depuis d'ailleurs dans ces années 80
et 90 (Rigal, Tillard), même s'il faut alors mettre
des nuances.
Nuances sur le bilan
du concile Vatican II
Lumen Gentium
(1964), on l'a dit maintes fois, opère une
vraie révolution copernicienne. Le mystère
de 1'Eglise, sa réalité profonde, est
d'abord un peuple que Dieu fait, par 1'envoi du Fils et
de 1'Esprit (LG n°4). L'Église est d'abord
communauté, fraternité,
égalité fondamentale (LG n°32). Elle
n'est pas d'abord répartition en classes, en
groupes, en rôles, avec (avant toute chose) un
sommet pontifical-épiscopal.
Où en sommes-nous
ici? Dans un pays comme le nôtre (où l'on a
parlé et où l'on parle beaucoup des
laïcs, où beaucoup de ceux-ci sont
engagés), la révolution reste à
faire, en vérité profonde. Au plan du
droit, à partir duquel on "organise", notre
Église demeure cléricale à tous les
niveaux ... Ce qui s'oppose à l'individualisme
libéral très marqué de notre
temps.
Gaudium & Spes (
Décembre 1965) a solennellement
affirmé: "l'Église dans le monde de ce
temps". On y a cru! Pas à la transformation du
monde en 10 ans! Personne ne l'a jamais pensé!
.... Et pourtant, dès 1975 (Évêques
français à Lourdes): rappel à la
transcendance, " Méfiez vous du
monde ".
Gaudium & Spes
est-elle ratée ?
Même si on n'ose
pas le dire, on commence à le penser... De 1978
à 1985, on assiste à une sacralisation
accentuée des dires, des préceptes, des
gestes, des ministres. La vraie Église doit
radicalement se séparer du monde. Le "peuple de
Dieu" est remplacé plus ou moins par la "communion
ecclésiale hiérarchique": pour cause de non
démocratie dans l'Église. Cette
Église doit se recentrer, se proclamer, se faire
voir. Doit-elle devenir spectacle? A certains jours on le
croirait. Un réel triomphalisme demeure bel et
bien: pieusement motivé, médiatique ment
soutenu. Il occulte la réalité du monde
source d'angoisse ou appel à.
L'engagement.
Peut-être tout
ceci (cette difficile et actuelle question de la vie du
chrétien et de son Église dans un monde
sécularisé) explique-t-il une sorte de
retour à Jésus: comme un lieu de la venue
de Dieu dans le monde, plus peut-être que comme
"chef de 1'Eglise": ce créneau, pour beaucoup de
chrétiens et d'autres! ayant l'air occupé
par le Pape! Un pape omniprésent, il est
vrai!!
Le retour de
Jésus (seul lieu pour parler en
vérité de l'Église) On a beau
parfois en être navré, mais c'est le
" Jésus " de Jacques Duquesne qui se
vend! Un Jésus qui n'a aucunement perdu sa
divinité, mais un Jésus terriblement,
étonnamment humain.
Mais si la Bonne
Nouvelle pour les hommes était bien que Dieu soit
vraiment là, dans notre histoire humaine? Je fais
mien ici le titre d'un petit livre récent, profond
et délicieux, de René Luneau
" Jésus, l'homme qui évangélisa
Dieu " (Le Seuil 99). Étonnante
parenté avec la grosse brique de Joseph Moingt
"L'homme qui venait de Dieu" (Cerf 93): je m'inspire
beaucoup, assez souvent à la lettre, de ces 2
auteurs.
Le Dieu de Jésus
(qui est source de l'Église LG n°44) est bien
avant tout, en effet, une Bonne Nouvelle pour les hommes.
Ce Dieu inattendu est un Dieu évangélique.
Cela veut dire quoi?
Le Dieu qui se donne a
voir en Jésus, c'est le serviteur des pauvres et
des exclus (pas seulement ceux de la Palestine d'il y a
20 siècles, mais ceux aussi de tous les lieux et
de tous les temps). Il est à la fois
légaliste et libertaire, ou plutôt
"ailleurs" (Ch Perrot).
Il pardonne toujours (70
fois 7 fois, Mathieu 18, 21-22): cela est totalement
inattendu. On n'était pas, on n'est toujours pas,
prêt à accueillir une telle largesse. C'est
Dieu le premier qui cherche l'homme pécheur: c'est
lui qui est prodigue, et il n'est jamais si proche que
dans le frère dont on se fait vraiment le prochain
(Luc 15).
Ce Dieu , c'est aussi
l'Esprit promis et transmis, bien au delà de ce
que les disciples de Jésus ressuscité,
d'hier et d'aujourd'hui, pouvaient et peuvent attendre.
C'est chaque jour que sa présence s'éprouve
et se vérifie, dans l'amour pratique et
réel des hommes (Jean 3, 21; 1 Jean 3,14); et
là rien ne peut arrêter la croissance de la
semence imprévue; car il ne s'agit pas de revenir
à un ancien monde par une sorte de
réanimation des morts; il s'agit de la
genèse d'un monde radicalement nouveau (dans la
résurrection de Jésus: Eph 1, Col
1).
Jésus en un mot
donne à l'image globale de Dieu d'autres couleurs
et d'autres contenus que ceux auxquels on était
(auxquels nous sommes encore) habitués. Ce Dieu
d'amour et de miséricorde (qui écrit,
autant dans les marges qu'en pleine page) cassait et
brouillait (casse et brouille toujours) les
repères habituels des gens religieux (Moingt); il
déstabilise les pratiques religieuses trop
assurées d'elles-mêmes (pourtant
reçues et acceptées); il fragilise les
certitudes séculaires et les usages les mieux
fondés (prières "matérialisantes",
providence commode, justice "humaine" de
récompense ou de punition,
répétition matérielle contraignante
des dogmes et des préceptes, institutions
figées et pour elles-mêmes). Du Dieu de
Jésus a l'Église:
il faut
évangéliser I'Eglise.
- L'Église
évangélique du fils de Dieu. Il faut pour
les disciples de Jésus, pour leur
communauté dans l'histoire, pour signifier dans
cette histoire, la Parole vive de l'évangile, des
points de repères (une " Église "
dit St Paul). Mais attention, Jésus n'est pas
l'héritier des lévites et du temple. Cet
héritage lévitique réinvestit
hélas très tôt (aujourd'hui encore
... ) l'Église, comme s'il fallait
perpétuer le culte du temple de Jérusalem.
L'important n'est plus ici Jérusalem (des juifs)
ou le Garizim (des Samaritains), mais l'esprit et la
vérité (cf Jean 4, la Samaritaine). II faut
aller au delà du Temple et des ministres pour
pressentir quelque chose du mystère de Dieu ;
au delà de qui tout est proche, puis qu'il est
d'abord exprimé dans le frère (" pour
rejoindre Dieu, il faut passer d'abord par le
frère et non par le temple " Moingt) cf
Mathieu 25, 1
Jean 3,14.
L'Église
évangélique de Jésus, cet homme qui
venait de Dieu. Cette Église est dans le monde de
ce temps. Peut-être faudrait-il dire: elle est
signe de ce milieu divin qui englobe le monde, qui
l'inspire et l'anime (Lettre a Diognète); tout en
lui étant "soumise" en sa réalité
humaine et historique. L'institution
ecclésiastique, tout en étant sacrement du
mystère, est aussi dépendante de
l'histoire, de sa réalité humaine toujours
diverse et changeante (sociétés, cultures,
religions, outils ...).
Le disciple de
Jésus doit donc innover en des circonstances que
son maître n'a pas connues et ne pouvait pas
connaître; l'Esprit pousse ce disciple a aller plus
loin que son maître, à faire autrement que
lui, pour suivre cette ouverture initiée par
Jésus: aller toujours plus loin dans le sens d'un
amour sans exception et sans récession (Mathieu 5;
Jean 14-16)
Une Église
pour le monde
L'Église de
Jésus, dont la base est 1'égalité
des hommes sauvés (participant gratuitement
à la présence agissante de 1'Esprit du
ressuscité, cf LG n° 32), ne peut
qu'être tolérante en ce monde, c'est
à dire ouverte aux autres et respectueuse de ce
qu'ils sont. Elle doit donc être
préoccupée avant tout de dialogue et
d'humilité: elle sait avouer qu'elle ne peut
être elle-même sans les autres, et leurs
richesses accueillies (cf LG; GS et Dignitatis humanae =
DH, déclaration de Vatican II sur la
liberté religieuse).
L'Église de
Jésus est invitée par suite (notamment chez
nous catholiques)-
à mettre en
oeuvre pratiquement le pouvoir premier en elle qu'est le
sacerdoce baptismal: la communauté sacerdotale des
baptisés se construit elle-même en servant
le monde, en participant au service christique du
salut.
- à s'inspirer
humainement de ce qui paraît aux hommes de notre
temps la manière la moins mauvaise (la plus proche
de 1'évangile?) de régler les conflits: la
démocratie. Cette Église de Jésus
est inséparablement convaincue de n'être
elle-même, dans le monde et pour lui, que par
l'initiative de Dieu (qui libère les
hommes).
Elle peut
reconnaître cette initiative grâce aux
ministères qui lui sont donnés. Le don de
ces ministères se situe à la jonction de
l'initiative transcendante de Dieu et de la vocation (de
l'appel ) qu'en expriment les disciples dans la
communauté. Ce qui veut dire: la naissance et
1'exercice concret des ministères demandent
toujours une action liturgique (lieu communautaire
d'ouverture au transcendent, à l'absolu, à
Dieu), mais cela au coeur d'une action collective et
responsable d'hommes debout dans la prière et dans
L'engagement pour la cité du monde.
Cette Église de
Jésus est par suite appelée au courage du
témoignage (toujours prête à payer le
prix de son libre prophétisme) et au courage de la
conversion (toujours prête a écouter et
accueillir les autres sans arguer de privilèges
permettant de dénier autrui ou de refuser ses
critiques). Cette Église de Jésus ne peut
demander aux autres que ce qu'elle se demande à
elle-même. Elle ne peut vivre dans le monde sans
participer (par exemple : démocratie, femme
et pouvoir ecclésiastique, amour et justice dans
1'écoute des plus exclus et des plus
pauvres)...
En guise de conclusion
Quelques lignes de l'engagement nécessaire ici
pour l'Église de Jésus: Pour affronter le
mal autrement qu'elle ne le fait (en ses textes
mêmes officiels ou liturgiques). Le mal (la
souffrance) y est parfois (souvent?) premier par rapport
au salut, la passivité de la peur (de la crainte)
plus présente que l'engagement de
" l'espérance pour tous ".
Le christianisme, on
devrait le savoir et le dire, est exactement le
contraire! Combattre la lâcheté des hommes
devant l'indifférence répandue face aux
malheurs de leurs semblables, face aux guerres
larvées ou éclatantes, et à toutes
leurs injustices. Participer activement à
l'anxiété actuelle sans
précédent devant les risques de
détérioration des rapports de l'homme
à la biosphère (la dimension
écologique de la théologie).
Saisir en
vérité la pesanteur (sans
précédent également) des moyens de
l'action humaine (cf l'éclatante et
l'inquiétante puissance de toutes les grandes
technologies). Ces moyens se présentent souvent en
eux-mêmes comme moralement neutres; ils peuvent
alors conduire à une inconscience dramatique
concernant le rapport de l'homme à ses fins, le
rapport profond de l'homme aux autres hommes ( paix,
justice, bonheur...). Saisir en particulier comment les
moyens les plus puissants et sophistiqués de la
communication humaine moderne peuvent conduire a un
véritable empoisonnement de cette communication;
et s'efforcer quotidiennement d'y parer (cf A Jacob,
L'homme et le mal Cerf 1998).
L'affirmation ici, de
" la splendeur de la vérité ", de
" l'union de la foi et de la raison " (cf les 2
encycliques de Jean-Paul II), par le
" magistère suprême " de
l'Église de Jésus, ne peut plus être
solitaire, centralisée, à priori
universelle. Le privilège d'une culture, d'un
temps, d'un continent, d'une philosophie ne peut plus
être maintenu.
Peut-on souhaiter que
Jean-Paul II soit le dernier pape à sembler
vouloir conserver ce privilège: dans un monde
où la hiérarchie apparaît
difficilement capable d'imposer purement par en haut
" un système de validation du croire "
(Danièle Hervieu-Léger), sans
reconnaître vraiment l'importance " du sens de
la foi des fidèles " (LG n°12)... Quel
charisme pour le prochain pape? Pour restaurer la
puissance de validation de l'institution -
Église? ! ! Éveiller les
consciences plutôt qu'asséner la
vérité. Charisme de l'écoute
valorisante de l'interlocuteur, plus que, celui d'une
infaillibilité de plus en plus douteuse pour nos
contemporains car elle ne semble jamais les
écouter en vérité (se bornant
apparemment à n'écouter
qu'elle-même). Charisme qui ne peut être
personnel qu'à l'intérieur d'une
collégialité vraie, et, plus encore, qu'au
sein du peuple de Dieu (LG n° l2).
Où l'on voit que
dans le monde qui va, un discours unique (pontifical ou
épiscopal) ne peut sans doute se maintenir; sous
peine de faire de notre Église un royaume
fermé, dont le privilège serait de devenir
étranger (dans un monde dont il se veut pourtant
sacrement du salut, cf LG/GS). Le provisoire ou le
précaire appartiennent à la grandeur de
l'Église visible, et l'avenir est toujours
"inquiétant".
Mais croire pour
le chrétien, n'est pas adhérer a des
concepts toujours plus ou moins fermés par nature.
C'est communier mystérieusement à l'action
créatrice et salvatrice de Dieu... dans son
Église! L'Église de
Jésus?
A nous, avec
Jésus de "pratiquer la vérité": la
lumière viendra ! (Jean, 3, 21).
Charles-Marie Guillet,
théologien, Août Septembre 1999 voir
aussi:"l'Eglise, communauté de témoins dans
l'histoire", édition du Centurion,
1988.