Vatican
II: cinquante ans après
José Comblin
http://www.culture-et-foi.com/dossiers/vatican_II/jose_comblin.htm
Joseph Comblin naît à Bruxelles le 22
mars 1923, est ordonné prêtre en 1947.
Il achève trois ans plus tard un doctorat de théologie à l'Université
catholique de Louvain puis est nommé vicaire à la Paroisse
du Sacré-Cœur à Bruxelles.Entré au Collège pour
l'Amérique Latine à Louvain, il est envoyé comme missionnaire au Brésil
en 1958
dans la région du Nordeste comme prêtre « fidei donum ». Il commence
à enseigner la chimie et la physique à Campinas,
puis devient assistant à la JOC (Juventude Operária Católica
- Jeunesse ouvrière catholique), où il a comme étudiants Frei
Betto et Frei Tito.
De 1962
à 1965,
il est au Chili, puis il retourne ensuite au Brésil, à
l’Institut de Théologie de Recife,
à l'invitation de Dom Helder Camara dont il devient
proche collaborateur.Intellectuel érudit et engagé,
il partage son temps entre l'enseignement et l'écriture . À partir
de 1968, l'abbé Comblin s'inscrit dans la ligne des théologiens de
la Libération qui vient de naître . De 1968 à 1972 , il est nommé
expert au Conseil épiscopal latino-américain (CELAM).
La théologie de la
bêche À partir de 1969,
il fonde le « Centre rural de formation théologique » dans le
but de former des missionnaires laïcs. S'y pratique la
« théologie de la bêche » , méthode qui allie enseignement et
apprentissage de l'agriculture. il collabore à la fondation de
nombreux séminaires ruraux au Paraíba, d'où il tire et enrichit les
bases pour la « théologie de la bêche » (Teologia da Enxada). Il
est aussi professeur de théologie en Équateur.
Ses idées et son action indisposent le régime militaire: Il est
expulsé du Brésil en 1971,
et retourne au Chili pour une durée de huit ans. Déclaré à
nouveau « Persona non grata », il est
expulsé du Chili par Pinochet en 1980,
en raison de la publication du livre A Ideologia da Segurança
Nacional (1977). De retour au
Brésil, il s'installe à Serra Redonda (Paraíba), où il poursuit son enseignement
et ses nombreuses publications dans de nombreux domaines : la
spiritualité ( l'Esprit Saint, libérateur) , l'analyse de la
société (L'Église Catholique et les mirages du néo-libéralisme)
, la théologie ( L'église des pauvres, est-ce pour demain ?). Il
fonde un nouveau séminaire rural et nombreuses communautés de
base ; cette méthode reçoit l'approbation de Paul
VI. À cette époque, il fonde aussi des mouvements laïcs :
les Missionários do Campo (1981),
les Missionárias do Meio Popular (1986),
les Missionários de Juazeiro de Bahia (1989),
de Paraíba (1994) et de Tocantins (1997).
Dans ses dernières années, il habite à Sertão Paraibano. Il décède à
Simões Filho, le 27
mars 2011, à l'âge de 88 ans. Oscar Beozzo,
théologien de la libération, écrit alors :
« Nous venons de perdre un guide soucieux et exigeant comme les
vieux prophètes. (...) Depuis son ordination en 1947, il n'a
cessé de dénoncer les incohérences de l'Église qu'il accusait
d'oublier les préférés de Dieu: le pauvre, l'orphelin, la veuve,
l'étranger, etc... Il a travaillé toute sa vie pour une église
prophétique au service des plus vulnérables. »
1.
Avant le Concile
La
majorité des évêques qui arrivèrent au Concile Vatican
II ne
comprenaient pas pourquoi et dans quel but ils avaient
été
convoqués. Ils n’avaient pas de projets. Ils
pensaient comme les
fonctionnaires de la Curie que le Pape seul pouvait tout
décider et
qu’il n’était pas nécessaire de convoquer un concile. Mais
il y
avait une minorité très consciente des problèmes dans le
peuple
catholique, surtout dans les pays intellectuellement et
pastoralement
plus développés. Là on avait vécu les épisodes dramatiques
de
l’opposition entre les préoccupations des prêtres
davantage mêlés
au monde contemporain et l’administration vaticane. On
savait ce
dont on avait souffert durant le pontificat de Pie XII qui
s’opposait
à toutes les réformes souhaitées par beaucoup. Tous ceux
qui
recherchaient une insertion de l’église dans le monde
contemporain, produit par le développement des sciences,
de la
technologie et de la nouvelle économie aussi bien que par
l’esprit
démocratique, se sentaient opprimés. Il y avait une élite
d’évêques et de cardinaux qui étaient très conscients des
réformes nécessaires et qui voulurent profiter de la
chance
providentiellement offerte par Jean XXIII. La Curie
n’acceptait pas
les idées du nouveau pape et beaucoup d’évêques étaient
déconcertés, parce que le modèle de Pape qu’offrait Jean
XXIII
était tellement différent de celui que l’on croyait
obligatoire
depuis Pie IX.
Les
commissions préparatoires du Concile étaient clairement
conservatrices, et, à cause de cela, les
perspectives des
théologiens et des experts amenés par les évêques plus
conscients
étaient assez pessimistes. Mais il y eut le discours
d’ouverture
de Jean XXIII, qui rompit résolument avec la tradition des
Papes
antérieurs. Jean XXIII annonça que le Concile n’était pas
réuni
pour faire de nouvelles condamnations d’hérésie, comme
c’était
l’habitude. Il dit qu’il s’agissait de présenter au monde
un
autre visage de l’église, qui la rendrait plus
compréhensible de
ses contemporains. La majorité des évêques ne comprit
rien, et
pensa que le Pape n’avait rien dit puisqu’il n’avait
mentionné
aucune hérésie. Pour le Pape, il ne s’agissait pas
d’augmenter
le nombre de dogmes, mais davantage de parler au monde
moderne en un
langage qu’il puisse comprendre. Une minorité éclairée
comprit
le message et sentit qu’elle aurait l’appui du Pape dans
sa lutte
contre la Curie.
La
Curie romaine avait une stratégie. Elle avait une
méthode pour
annuler le Concile. Les commissions avaient préparé
des documents
sur toutes les questions annoncées. Tous ces documents
étaient
conservateurs et ne permettaient aucun changement réel
dans la
pastorale. Ces documents seraient remis aux commissions
conciliaires
qui les approuveraient, et le Concile se terminerait en
quelques
semaines avec des documents inoffensifs qui ne
changeraient rien.
L’important était de faire une liste de commissions avec
des
évêques conservateurs et d’expliquer au Concile que le
plus
pratique serait d’accepter les listes déjà préparées par
la
Curie, étant donné que les évêques de l’assemblée ne se
connaissaient pas.
Le
premier à découvrir cette stratégie fut don Manuel
Larrain, évêque
de Talca, Chili, et président du CELAM. Lui et don
Helder Camara –
ils étaient des amis intimes, habitués à travailler
ensemble –
allèrent informer les leaders de l’épiscopat réformateur.
La
Curie avait préparé une liste des membres des commissions,
choisis
de telle manière qu’on savait qu’ils approuveraient les
textes
de la Curie sans problème. Il s’agissait de refuser les
listes
préparées par la Curie et de demander que les commissions
soient
élues par le Concile lui-même. Les leaders, les cardinaux
Döpfner
de Munich, Allemagne, Liénart de Lille, France, Suenens de
Malines,
Belgique, Montini de Milan et quelques autres prirent la
parole et
demandèrent que le Concile lui-même nomme les membres des
commissions, ce qui fut approuvé par acclamations.
La
conclusion fut que les nouvelles commissions rejetèrent
tous les
documents préparés par les commissions préparatoires, ce
qui fut
une affirmation de l’épiscopat face à la Curie romaine. Le
Pape
était heureux. En quelques heures, Manuel Larrain et
Helder Camara
firent évidemment des listes des évêques latino-américains
qui
pouvaient intégrer les commissions et d’autres firent de
même
pour les autres continents car Manuel Larrain avait
assurément
beaucoup de contacts dans le monde. Dès le début il
fut clair que
le Concile serait une bataille de chaque heure contre la
Curie
romaine. Le Pape n’avait pas la force de changer la
Curie. Jusqu’à
aujourd’hui les Papes sont prisonniers de la Curie qui en
principe
dépend d’eux. L’administration est plus forte que le
gouvernement dans l’église comme dans de nombreuses
nations.
L’administration peut empêcher tout changement par sa
seule
inertie. Même Jean-Paul II n’osa pas intervenir à la
Curie.
Impuissant à Rome, il partit dans le monde où il fut
acclamé
triomphalement.
La
majorité conciliaire, que le groupe d’opposition réussit à
conquérir, ne voulait pas de rupture et a donné, à cause
de cela,
de l’importance à la minorité conservatrice, même réduite,
qui
représentait les intérêts de la Curie et s’identifiait à
elle.
Pour cela, de nombreux textes furent ambigus parce
que, à la suite
d’un paragraphe réformiste, venait un paragraphe
conservateur qui
disait le contraire. D’un côté des thèmes nouveaux étaient
annoncés, et ensuite s’ouvrait un espace pour les thèmes
anciens
de la tradition des Papes Pie IX à Pie XII. Cette
ambigüité a
beaucoup nui à l’application du Concile.
La
minorité conciliaire et la Curie ne se sont pas
converties. Elles
s’opposent toujours à Vatican II et trouvent des arguments
dans
les textes conciliaires eux-mêmes conservateurs. Quand
Jean-Paul II
citait les textes de Vatican II, il citait les textes
les plus
conservateurs, comme si les autres n’avaient pas
existé. Par
exemple, dans la Constitution Lumen Gentium, il est clair
que ce qui
ressort, c’est la place donnée au peuple de Dieu. Cependant,
lorsqu’il
est question de la hiérarchie, le peuple de Dieu
disparaît et tout continue comme toujours. En
1985, sur
l’instigation du cardinal Ratzinger, le peuple de Dieu
fut éliminé
du vocabulaire du Vatican.
Depuis lors, aucun document romain ne fait
référence au peuple de Dieu, qui était le thème important
de la
constitution conciliaire. Le cardinal Ratzinger avait
découvert que
le peuple de Dieu était un concept sociologique, bien que
le terme
de peuple ne se rencontre pas dans les traités de
sociologie. Le
peuple n’existe pas sociologiquement, parce que c’est un
concept
théologique, biblique.
Cette
situation va avoir beaucoup d’importance dans l’évolution
ultérieure de Vatican II dans l’église. Dès le début, il y
a eu
un parti auquel fut toujours accordé importance et
pouvoir, et qui
s’est opposé à toutes les nouveautés. Aux élections
pontificales qui, comme toujours sont manipulées par
quelques
groupes, le problème de Vatican II fut décisif et les
Papes furent
élus parce qu’on savait leurs réticences envers les
documents
conciliaires dans tout ce qu’ils avaient de neuf. Le
Pape actuel
peut vivre dix années de plus ou encore davantage. Après
lui, on
peut penser que sera de nouveau élu un Pape peu engagé du
côté du
Concile, pour utiliser un euphémisme, parce que les
groupes qui
défendent cette position sont très forts à la Curie et au
collège
des cardinaux, et il n’y a pas de signes que les futures
nominations puissent apporter des changements
d’orientation. Les
dernières nominations à la Curie sont éloquentes.
2.
De 1965 à 1968
L’histoire
de la réception de Vatican II fut déterminée par un
événement
totalement imprévu. 1968 est la date symbolique de la
plus grande
révolution culturelle dans l’histoire de l’Occident,
plus que la
Révolution française ou la Révolution russe, parce qu’elle
touche la totalité des valeurs de la vie et toutes les
structures
sociales. À partir de 1968 il y eut beaucoup plus qu’une
protestation des étudiants. Ce fut le début d’un nouveau
système
de valeurs et une nouvelle interprétation de la vie
humaine.
Vatican
II répondit aux interrogations et aux défis de la
société
occidentale en 1962. Les problèmes traités, les
réponses
proposées, les discussions sur les structures ecclésiales,
les
idées sur une réforme liturgique, tout cela avait été
préparé
par des théologiens et pastoralistes, surtout depuis les
années 30,
dans les pays d’Europe Centrale, en France, en Allemagne,
en
Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse, avec quelques zones
dans le Nord
de l’Italie. La société européenne détruite par la
guerre était
reconstruite et l’église se trouvait en position de
visibilité
sociale. Elle était aux commandes en Allemagne, en
Italie, en
Belgique, aux Pays-Bas, et avait une participation dans
les
gouvernements français. En réalité, elle avait perdu le
contact
avec la classe ouvrière, mais cette dernière diminuait
déjà
numériquement à cause de l’évolution de l’économie vers
les
services. Le nombre de catholiques pratiquants diminuait,
mais pas
d’une manière qui attirât l’attention. L’église avait un
clergé fidèle, un épiscopat assez éclairé, bien que peu
réformiste socialement, mais identifié aux partis
chrétiens-démocrates. Le grand problème de l’église était
la
tension entre les secteurs les plus engagés dans la
nouvelle société
et le monde romain de Pie XII, appuyé par les églises de
pays moins
développés et plus traditionalistes, comme l’Espagne, le
Portugal, l’Amérique Latine, l’Italie, surtout au sud de
Florence, ou des peuples catholiques du Sud-Est de
l’Europe. Les
problèmes étaient structuraux, et n’atteignaient ni les
dogmes ni
la morale traditionnelle.
En
1968 éclatait une révolution totale qui touchait tous
les dogmes et
toute la morale traditionnelle ainsi que toutes les
structures
traditionnelles de l’église comme de toute la société.
En 1968,
Vatican II aurait été impossible, parce qu’il n’y aurait
eu
personne ou presque personne pour comprendre ce qui se
passait.
Vatican II répondait aux problèmes de 1962, mais n’avait
rien
pour donner des réponses aux défis de 1968. En 1968, le
Concile
aurait été un Concile conservateur effrayé par les
transformations
culturelles radicales qui commençaient.
Les
manifestations extérieures de la révolution des étudiants
dans
tout le monde occidental développé furent réprimées avec
facilité, et, à cause de cela, beaucoup pensèrent que ce
serait un
épisode sans conséquences importantes. En réalité, c’était
le
début d’une ère nouvelle qui est toujours en plein
développement
de nos jours. 1968 signifie un changement de toute la
politique, de
l’éducation, de toutes les valeurs morales, de
l’organisation de
la vie et de l’économie.
1968
est une date symbolique qui évoque les grands événements
qui ont
changé le monde dans les années 60, surtout à partir de
1965.
a)
1968 a signifié une critique
radicale de toutes
les institutions établies et de tous les systèmes
d’autorité.
C’était la contestation globale de toute la société
organisée
traditionnelle. La critique visait l’état, l’école à tous
ses
niveaux, l’armée, le système judiciaire, les hôpitaux.
C’était
une critique de toutes les autorités établies qui
commandaient par
la force des structures et faisaient de tous les citoyens
les
prisonniers des institutions. Il est clair que l’église
catholique
était comprise dans cette critique. L’église catholique
était le
modèle type d’un système institutionnel radicalement
autoritaire.
Elle fut immédiatement attaquée et dénoncée avec vigueur.
Les
changements conciliaires, si timides, ne pouvaient
convaincre la
nouvelle génération. Vatican II était totalement anodin en
le
comparant à la révolution culturelle ayant éclaté en 1968.
b)
1968 fut le début d’une lutte contre
tous les
systèmes de pensée, ce que l’on appelle « les grands
récits ». Les systèmes sont des formes de manipulation
de la
pensée, des expressions de domination intellectuelle.
Aucun système
qui a la prétention d’être « la vérité » n’est
acceptable. De cela souffrent les dogmes et le code moral
de l’église
catholique, et toute sa prétention de « magistère ».
Vatican II ne pouvait ni ne cherchait à imaginer que fût
possible
une telle situation. Il n’y eut là aucune discussion
d’aucun
dogme et le système de pensée ne fut jamais en rien mis
en
question. La nouvelle génération conteste maintenant
tout le
système doctrinal de l’église catholique, parce que ce
système
ne permet pas le libre exercice de la pensée. Non pas que
la
nouvelle génération veuille nier tout le contenu
doctrinal, mais
elle ne veut pas accepter tout un système sans le discuter
d’abord,
et elle ne veut pas l’accepter tout d’un bloc. Elle veut
examiner
chaque élément, l’accepter ou non.
c)
Il y eut simultanément l’explosion
de la
révolution féministe. La découverte de la pilule qui
permet
d’éviter la fécondation et permet donc la limitation des
naissances, déclencha un enthousiasme universel parmi les
femmes qui
prirent connaissance de la nouveauté. C’était un élément
fondamental de la libération des femmes, qui étaient
totalement
dépendantes de maternités à répétition. C’était une
nouveauté
pour l’église aussi. Il n’y avait rien dans la Bible sur
cette
technologie. Les évêques des pays socialement les plus
développés,
les théologiens consultés par le Pape furent d’avis qu’il
n’y
avait rien dans la morale chrétienne qui puisse condamner
l’usage
de la pilule. Mais le Pape se laissa influencer par le
versant le
plus conservateur bien que minoritaire, et la publication
de
l’encyclique Humanae Vitae fit
l’effet d’une bombe. Beaucoup ne pouvaient croire que le
Pape eût
signé cette encyclique. Ce fut une révolte immense parmi les
femmes
catholiques. Elles n’appliquèrent pas l’interdiction
papale et
apprirent la désobéissance. De là vient la fuite
des femmes. Or ce
sont les femmes qui transmettent la religion. Lorsque les
femmes
cessèrent d’enseigner la religion à leurs enfants,
apparurent des
générations qui ignoraient tout du christianisme. De
nombreux
évêques furent déchirés, mais ils ne pouvaient rien faire
car le
Concile n’avait touché en rien au primat du Pape. Le Pape
décide
seul, même contre tous. C’était le cas : le Pape avait
décidé contre les évêques, les théologiens, le clergé, les
laïcs qui étaient informés. Par malheur, ce fut l’œuvre du
Pape
Paul VI, qui grâce à ses nombreux mérites dans l’histoire
du
Concile, apparaissait comme un homme d’ouverture. Pourquoi
justement lui ? On aurait mieux compris de la part d’un
autre,
bien que l’effet produit eût été semblable. Pour beaucoup,
Humanae Vitae était
comme un démenti du Concile : rien n’avait changé !
d)
1968 et la société de
consommation.
Jusque-là, la consommation était orientée par les
coutumes. Il y
avait une consommation modérée et limitée. Les riches ne
faisaient
pas ostentation de leur richesse. Il n’y avait pas de
profits
scandaleux. La consommation dépendait de la régularité de
la vie :
repas réguliers et traditionnels, fêtes traditionnelles
avec des
coûts traditionnels, avec un rythme de vie où le travail
occupait
la place centrale. À partir des années 60, le travail
cessa d’être
le centre de la vie. Désormais, il y avait la quête
d’argent pour
pouvoir payer les vacances, les week-ends, les fêtes qui
se
multipliaient indéfiniment, et la consommation festive. Le
travail
est ce qui permet la consommation. Le travail agricole
disparaît
dans les pays les plus développés, le travail industriel
diminue,
et les services, à force d’être ennuyeux, n’offrent aucune
satisfaction humaine. Les mêmes structures sociales
stimulent la
consommation, et ceux qui ne peuvent consommer se sentent
rejetés
par la société. Dès lors les gens dépensent ce qu’ils
n’ont
pas et payent leurs achats en 12, 48, 70 mois. On peut
consommer sans
payer tout de suite. On paye pendant des années. Les
jeunes n’ont
plus de règles, ils dépensent le plus possible.
e)
Le capitalisme incontrôlé.
La suppression de toutes les lois qui contrôlent les
mouvements de
capitaux stimule la course à la richesse. Une nouvelle
morale mesure
la qualité des gens par l’argent qu’ils accumulent et par
l’ostentation de leur richesse. À partir de là, les
maîtres du
capital font ce qu’ils veulent et comme ils veulent, avec
le risque
de provoquer des crises financières dont les victimes sont
les
petits. Jusqu’à l’extinction du communisme en URSS, le
magistère
luttait contre ce communisme et accordait peu d’attention
au
développement rapide d’une nouvelle forme de capitalisme.
En
Amérique Latine, l’église réagit très timidement à la
conquête
économique par les grands centres capitalistes mondiaux.
En
pratique, l’église prend le chemin d’oublier Gaudium et
Spes et
d’accepter l’évolution du capitalisme incontrôlé. La
doctrine
sociale de l’église a perdu toute signification
prophétique car
en pratique rien n’a été appliqué à des cas concrets. En
pratique
le magistère a accepté le nouveau capitalisme.
Rien
de cela n’a été provoqué par le Concile. On ne peut pas
attribuer à Vatican II tout ce qui est arrivé
consécutivement à
la grande révolution culturelle de l’Occident. Car cette
révolution a eu des répercussions immédiates sur la
jeunesse de
l’église. Tous sentirent que l’institution de l’église
était
profondément mise en question et dépréciée. Cette
dépréciation
n’est pas venue de Vatican II mais de la grande crise
culturelle.
L’effet le plus visible fut la crise sacerdotale.
Quelque 80 000
prêtres quittèrent le sacerdoce. Presque tous les
séminaristes
quittèrent le séminaire. Cela fut attribué au
Concile par tous ses
adversaires. En réalité il n’y avait rien dans Vatican II
qui pût
expliquer cet événement. Le départ de millions de
laïcs
catholiques ne s’explique pas non plus par Vatican
II. Mais tout
s’explique par la révolution culturelle de la jeunesse.
Pourtant
les Papes Jean-Paul II et Benoît XVI eux-mêmes ont fait
plusieurs
fois allusion à cet argument, tout en n’osant pas
l’exprimer
plus clairement.
3.
La réaction de l’église fut celle que l’on pouvait
craindre
Le
pape et de nombreux évêques acceptèrent les arguments
des
conservateurs selon lesquels les problèmes de l’église
venaient
de Vatican II. Divers théologiens qui avaient été
les défenseurs
et les promoteurs des documents conciliaires, changèrent
et
adoptèrent la thèse des conservateurs, parmi lesquels le
pape
actuel lui-même. Ils disaient que le Concile « a été mal
interprété ». à cause de cela, le pape convoqua un
synode
extraordinaire en 1985, à l’occasion des 20 ans de la
clôture du
Concile pour lutter contre les fausses interprétations
et donner une
interprétation correcte. En réalité, la nouvelle
interprétation,
la « bonne », consistait à supprimer tout ce qu’il y
avait de neuf dans les documents de Vatican II. Un signe
très
symbolique en fut la condamnation de l’expression
« peuple de
Dieu ». L’époque des expériences était terminée,
disait
Jean-Paul II. En pratique, ce que l’on fit fut de refaire
ce que
l’on a fait après la Révolution française : fermer les
portes et les fenêtres pour couper la communication avec
le monde
extérieur et renforcer la discipline pour éviter les
départs. Mais
on ne réussit pas à éviter les départs. Le problème, c’est
que
l’église n’a plus une multitude de paysans pauvres. En
Amérique
latine, les pauvres vont chez les évangéliques.
Depuis,
dans le langage officiel, on fait référence au
Concile, mais son
message reste ignoré. Le Concile reste dans
les souvenirs et est à
la base des minorités sensibles à l’évolution du monde
actuel.
La jeunesse, nouveaux prêtres compris, ne sait pas ce que
fut ce
Concile Vatican II, qui pour eux n’offre aucun intérêt.
Ils sont
plus intéressés par le catholicisme antérieur à Vatican
II, avec
sa sécurité, ses beautés liturgiques et la justification
d’un
autoritarisme clérical qui leur épargnait les problèmes.
La
réaction de l’église fut le retour à la discipline
antérieure.
Le symbole de cette réaction fut le nouveau code de
droit canonique
par lequel est maintenue toute la structure ecclésiale
du code de
1917, avec parfois un langage moins autoritaire et
plus fleuri. Le
nouveau code ferme la porte à tout changement qui pourrait
être
inspiré par Vatican II. Il a rendu Vatican II
historiquement
inopérant.
Dans
le monde, la priorité accordée à la lutte contre le
communisme –
un communisme déjà en pleine décadence – a fait que
l’église
acceptera en silence – les silences de la doctrine sociale
de
l’église, disait le Père Calvez – le capitalisme effréné
qui
s’est installé dans les années 70. En Amérique Latine,
le
Vatican a appuyé les dictatures militaires et condamné
tous les
mouvements de transformation sociale au nom de la lutte
contre le
communisme. Depuis la présidence de Reagan,
l’alliance avec les
états-Unis fut fidèle jusqu’à la guerre en Irak qui ouvrit
enfin
les yeux du Pape pour un moment. De cette manière l’église
s’alliait aux puissants du monde et se condamnait à
ignorer le
monde des pauvres dans sa pastorale réelle. Les
nominations
épiscopales en furent hautement significatives.
En
Amérique Latine, la réaction de l’église à la révolution
culturelle qui se déclencha dans le monde développé fut
très
douloureuse. Elle détruisit les quelques nouveautés qui
étaient en
train de naître. Car, en Amérique Latine, Vatican II
signifia
un changement réel. Le Concile Vatican II fut à
l’origine de la
conversion de l’épiscopat et d’une bonne partie du clergé
et
des religieux. Auparavant, il y avait eu des prêtres,
des religieux,
des laïcs et aussi des évêques qui avaient fait
l’option des
pauvres. À Rome, les évêques latino-américains
se rencontrèrent
et furent évangélisés par les évêques de l’option pour les
pauvres. Le CELAM, avec l’accord de Paul VI, convoqua
l’assemblée
de Medellin qui changea l’orientation de l’église
parce qu’elle
tira du Concile des conclusions pratiques. Elle décida
l’option
pour les pauvres et le compromis pour un changement social
radical,
elle légitima les communautés ecclésiales de base et la
formation
des laïcs par la Bible, par l’action politique. Les CEB
furent une
structure nouvelle dans laquelle les laïcs avaient une
réelle
initiative et un réel pouvoir, quoique limité. Dans
plusieurs
régions, Medellin ne fut ni acceptée ni appliquée. Mais il
y eut
des régions importantes où Medellin changea l’église et
fut
l’application de Vatican II.
Tout
ce mouvement fut systématiquement attaqué à Rome avec des
arguments en relation avec des secteurs réactionnaires
d’Amérique
Latine. À partir de 1972 la campagne contre Medellin fut
dirigée
par Alfonso Lopez Trujillo. En dépit de cette campagne,
Medellin fut
quand même sauvée à Puebla en 1979. Mais durant le
pontificat de
Jean-Paul II la pression monta. Les avertissements
romains, les
nominations épiscopales, les signes de répression à
l’encontre
des évêques les plus compromis avec Medellin eurent de
l’effet.
La condamnation de la Théologie de la Libération en
1984 voulait
donner le coup de grâce. La lettre du Pape à la CNBB
l’année
suivante limita un peu la portée de la condamnation, mais
la
Théologie de la Libération reste quelque chose de suspect.
4.
Ce qui reste de Vatican II
Aujourd’hui,
les réformes réalisées par Vatican II nous
paraissent très
timides et totalement inadéquates par leur insuffisance.
Il faudra
aller beaucoup plus loin parce que le monde a changé
plus ces 50
dernières années que pendant les 2000 années
précédentes.
De Vatican
II nous mettons de côté ce qui suit qui doit subsister
comme base
pour les réformes à venir :
a)
Comment comprendre la foi ?
Avec
la modernité, beaucoup de chrétiens ont perdu la foi ou
ont pensé
qu’ils l’avaient perdue, car ils avaient une idée
équivoque de
la foi. Actuellement, ce phénomène se multiplie parce que
la
formation intellectuelle s’est développée, et beaucoup
restent
avec une conscience religieuse infantile ou primitive
qu’ils
rejettent ou perdent quand ils arrivent à l’adolescence.
Les
peuples primitifs de culture orale et les enfants croient
aux objets
religieux comme aux objets de leur expérience. Il est
ainsi facile
d’arriver à penser que la foi ressemble à l’expérience
immédiate. Quand ils se rendent bien compte qu’ils ne
peuvent
mettre de la religion dans les objets de cette manière
parce qu’est
venu l’esprit critique, ils croient qu’ils perdent la foi
parce
qu’ils la confondent avec leur conscience religieuse
infantile.
La
foi diffère de l’expérience immédiate, de la connaissance
scientifique ou de la connaissance philosophique. L’objet
de la foi
est Jésus-Christ, la vie de Jésus-Christ.
C’est adhérer à cette
vie et l’adopter comme règle de vie parce qu’elle a une
valeur
absolue, parce que cette vie est la vérité, que c’est
ainsi que
nous devons être homme ou femme. Ce n’est pas une évidence
qui ne
permet pas le doute. C’est une perception de vérité
qui jamais
n’ôte une partie de doute parce que c’est toujours
un acte
volontaire, et parce que cette vérité ne se voit
pas. Le croyant ne
se sent pas obligé de croire. C’est faire don de sa vie,
c’est
choisir un chemin. Il n’y a pas d’évidence que Jésus vit
et est
en nous, mais il se reconnaît parce qu’on sent une
présence qui
est un appel répété malgré tous les doutes.
De
nos jours, le Pape condamne en tant que relativisme des
phénomènes
propres à l’être humain d’aujourd’hui qui ne peut plus
comprendre la manière traditionnelle de connaître les
objets de la
religion. Ils ne font pas partie de son expérience de vie.
La foi
est connaissance de la vie de Jésus d’une manière
totalement
spéciale, sans comparaison avec les certitudes que l’on
acquiert
dans la vie de tous les jours. Cette condition de l’être
humain
actuel suppose une profonde révision de la théologie de la
foi.
Cette révision de la théologie se fait déjà, mais n’est
pas
divulguée, ce qui fait que, plus que jamais, des millions
d’adolescents perdent la foi, parce qu’on n’explique pas
ce que
c’est ?
b)
La religion
Nos
contemporains délaissent les actes liturgiques
officiels de
l’église, parce qu’ils les trouvent ennuyeux. La
messe
habituelle est ennuyeuse, sauf dans quelques circonstances
très
spéciales où se présentent des milliers de gens. La
répétition
du même est ennuyeuse. La répétition de « dimanches de
l’année » pendant tant de semaines est quelque chose
d’ennuyeux. Le langage liturgique est pire, parce qu’il
est en
langue populaire. Quand la liturgie était en latin, elle
était
meilleure parce qu’elle n’était pas comprise. Une fois que
l’on
comprend, on remarque que le style est insupportable. Elle
utilise un
langage pompeux, formaliste, un langage de cour : « humblement
nous
demandons… ». Personne ne parle ainsi. « Nous
associons notre voix à la voix des anges… ». Formule
conventionnelle qui ne répond à rien dans la vie. Il y a
des
centaines de formules similaires. Les charismatiques
sauvent la
situation, mais leur liturgie est loin d’être une
introduction au
mystère de Jésus.
c)
La morale.
Nos
contemporains n’acceptent pas les codes moraux, et qu’on
leur
impose ou interdise des conduites parce qu’elles sont dans
le code.
Ils veulent comprendre la valeur des préceptes et des
interdictions.
C’est-à-dire qu’ils découvrent la conscience morale qui
fait
découvrir la valeur des actes. Ils n’acceptent pas la voix
d’une
conscience qui n’est rien d’autre que la voix du
« surmoi ».
Précédant la morale chrétienne, il y avait
l’obéissance à
l’autorité. Il fallait faire cela ou ne pas le
faire, parce que
l’église l’exigeait ou l’interdisait. Pour cette raison,
les
laïcs demandaient très souvent : cela peut-il se faire ?
Si le prêtre disait que oui, le problème moral était
résolu. De
nos jours, cela appartient au passé.
d)
La communauté
Le
christianisme est communautaire. Mais les formes
traditionnelles de
communauté tendent à s’affaiblir. La famille même a perdu
beaucoup de son importance parce que ses membres se
rencontrent
moins. La paroisse actuelle a perdu le sens communautaire.
Apparaissent de nombreuses formes nouvelles de petites
communautés
fondées sur le libre choix. Ces communautés auront la
capacité de
célébrer l’eucharistie, ce qui suppose une personne
apte à
présider l’eucharistie par groupe de quelque 50 personnes.
Il n’y
a aucune difficulté doctrinale, car dans les premiers
siècles la
situation était celle-là et il n’y a pas eu de problème.
C’est
fondamental, parce qu’une communauté qui n’est pas
unie dans
l’eucharistie n’est pas réellement une communauté
chrétienne.
Les prêtres à temps plein seront autour de l’évêque de
chaque
ville importante pour évangéliser tous les secteurs de la
société
urbaine.
Il
est évident que nous ne savons pas quand et comment on
en arrivera
là. Il est peu probable qu’un Concile qui réunit
seulement des
évêques puisse découvrir les réponses aux défis du temps.
Les
réponses ne viendront pas de la hiérarchie, ni du clergé,
mais des
laïcs qui vivent l’évangile au sein d’un monde qu’ils
comprennent. C’est pour cela que nous devons renforcer la
formation
de groupes de laïcs dont l’engagement concerne aussi bien
l’évangile que la société dans laquelle ils travaillent.
Vatican
II restera dans l’histoire comme une tentative pour
réformer
l’église au terme d’une ère historique de 15 siècles.
Son
seul défaut fut qu’il
vint trop
tard. Trois ans après sa clôture il se retrouvait mêlé à
la
révolution culturelle majeure de l’Occident. Ses
détracteurs
l’accuseront de tous les problèmes surgis de cette
révolution
culturelle, et, à l’aide de cela, ils le couleront. Mais Vatican
II
demeure comme un signe prophétique. Au
sein d’une église
prisonnière d’un passé qu’elle ne sait pas dépasser,
il est
une voix évangélique. Il n’a pas pu réformer l’église
comme
il le voulait, mais il fut un appel à regarder vers
l’avenir.
Cependant il y a de puissants mouvements qui prêchent le
retour au
passé. Il nous faut protester. Lorsque des gens qui ne
comprennent
rien à l’évolution du monde contemporain veulent se
réfugier
dans un passé sans ouverture, nous devons le dénoncer.
Pour nous,
Vatican II est Medellin. Ils ont aussi voulu couler
Medellin.
Medellin demeure comme le phare qui nous montre le chemin.
Ultime
réflexion : l’avenir de l’église catholique est en train
de naître en Asie et en Afrique. Ce
sera très différent. Aux
jeunes il
faut dire : apprenez le chinois !!
Ce
texte est un document posthume, qui fut transmis au
mouvement
"Movimiento Teologia para la Liberación" (Chili) par
Sœur
Monica Muggler, l'assistante de José Comblin, le 25
juillet 2011. Il
fut ensuite divulgué par ce mouvement. Traduction :
Didier Vanhoutte
3110-interpellations.htm