L'autorité,
un projet d'avenir 23-04-2006
Partout, dans la vie
privée comme dans la vie publique,
les Français demandent plus
d'autorité. Mais que recouvre
cette exigence ? Qu'est-ce précisément que
l'autorité ?
Le constat semble
impitoyable : l’autorité s’effondre
partout, et notamment dans notre monde
développé. Crise profonde qui
éclate au grand jour dans les institutions
politiques, l’école, la justice, parfois
l’entreprise… Elle vient même se nicher
jusque dans la famille, dont le modèle
hérité a connu ces dernières
décennies de nombreux chambardements. À
vrai dire, partout où les hommes vivent ensemble,
la rupture est là, manifeste.
Un rêve
s’installe alors : puisque tout semblait tellement
plus simple avant, la tâche essentielle
consisterait à rétablir cette
autorité perdue. Aspiration compréhensible
quand le sol se dérobe sous nos pieds. Pourtant,
prévient Myriam Revault d’Allonnes dans Le
Pouvoir des commencements, « ces invites à
restaurer l’autorité recouvrent un contresens
massif sur la notion elle-même ».
En effet, ce raisonnement
repose sur une confusion :
l’autorité n’est pas
à confondre avec le pouvoir ou avec la
contrainte, elle n’est pas
« tout ce qui fait obéir les gens ».
L’autorité n’ordonne pas, elle
conseille, elle guide, elle oriente.
Ce problème de définition est essentiel. Si
l’objectif est de restaurer l’autorité,
il ne faut surtout pas la confondre avec l’ordre :
l’ordre peut régner sans autorité, la
coercition lui suffit.
Un double
écueil
Mais quand bien même l’accord se
ferait sur ce qu’est l’autorité, cette
revendication à la voir de retour buterait encore
sur un double écueil. D’une part, pour
apporter des remèdes, il faudrait s’entendre
sur les raisons qui ont conduit à ce
déclin. L’éloge de la toute puissance
de la volonté et de la liberté de
l’individu, le règne moderne de la
subjectivité s’accommodent mal des figures
d’autorité. Mais les multiples ruptures
qu’on peut pointer dans le cours de l’Histoire
et qui ont conduit, une par une et toutes ensemble,
à ébranler l’autorité –
la Révolution, le concile Vatican II, les
événements de mai 1968 –
n’appartiennent pas qu’au passé. Elles
continuent d’agir aujourd’hui, au corps
défendant, parfois, de ceux-là mêmes
qui s’en font les contempteurs. D’autre part,
il est impossible de revenir en arrière comme par
magie. L’Histoire avance.
Le sens de
l’autorité
Qu’est-ce que
l’autorité, toujours présente dans
l’histoire des hommes, mais qui se dérobe
à la définition ? Parle-t-on vraiment de la
même chose selon les champs explorés : le
gouvernement ou les relations
interpersonnelles…
Le sens donné par le
dictionnaire Le Robert en fait d’abord le «
droit de commander », « le pouvoir (reconnu ou
non) d’imposer l’obéissance ».
Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui la distingue de la
contrainte ou de la force ? Ne serait-elle donc
qu’un attribut du pouvoir ? L’Encyclopedia
universalis aide à y voir plus clair : «
L’autorité est le pouvoir
d’obtenir, sans recours à la contrainte
physique, un certain comportement de la part de ceux qui
lui sont soumis. »
Une définition qui
puise manifestement chez la philosophe Hannah Arendt qui,
elle, définissait l’autorité comme la
capacité d’obtenir l’obéissance
« sans recourir à la contrainte par la force
ou à la persuasion par arguments ». En clair,
pour Hannah Arendt, l’exercice de
l’autorité suppose un consentement de
celui sur qui elle s’exerce, donc, de sa part, une
reconnaissance du lieu (ou de la personne) dont
émane cette autorité.
L’autorité
implique donc une relation d’inégalité
librement consentie. Les définitions
soulignent cette absence de contrainte, de pression,
d’intimidation ou de menace. Tout se passe comme
s’il y avait, dans l’autorité, un
caractère naturel, une forme
d’évidence.
En regardant à
présent du côté de
l’étymologie, on relève que
l’autorité, du latin auctoritas, se rattache
par sa racine au même groupe qu’augere
(augmenter). L’autorité serait alors le
moyen de « tirer vers le haut », de «
tirer le meilleur de chacun ». Cela suppose la
confiance. Une confiance qui ne peut naître que
d’une certaine crédibilité. Conclusion
: celui qui exerce l’autorité doit non
seulement avoir la compétence technique,
mais détenir l’épaisseur morale
nécessaire à cet exercice.
L’autorité ne se confond pas avec le
pouvoir.
La crise de
l’autorité, une histoire
ancienne
Platon, déjà,
pleurait sur l’effondrement de
l’autorité… Mais la crise de
l’autorité, telle qu’on l’observe
aujourd’hui, puise ses racines profondes dans la
mutation qui s’est produite en Europe à
partir de la fin du Moyen Âge et de
l’installation de la Renaissance, jusqu’aux
Lumières.
Moment où,
résume le sociologue Gérard Leclerc dans
son Histoire de l’autorité,
«l’Europe est passée d’une forme
culturelle qu’on peut appeler le régime de la
Tradition, fondé sur
l’hégémonie de la croyance religieuse,
sur la primauté de la croyance collective et
institutionnelle (…) à la
Modernité scientifique et idéologique,
fondée sur la reconnaissance de la
légitimité des croyances individuelles
(à travers le primat philosophique et politique du
sujet individuel mis en évidence par Descartes),
sur la liberté de pensée et
d’expression reconnue à tout
individu».
Avec les Lumières,
naît l’individu, libre de penser seul, libre
de contester la coutume, les anciens, les croyances
collectives. Ce qui faisait le lien social
s’étiole alors, en même temps
qu’est brisée l’idée d’une
continuité. C’est à l’avenir, et
non plus au passé, à la tradition, à
la religion, que les Modernes demandent d’autoriser
le présent.
Ce renversement n’a
pas été sans trouble. Mais la croyance dans
le progrès s’est installée, et a fait
son œuvre. Jusqu’à sa crise
récente. Alors, sur quoi fonder aujourd’hui
l’autorité, quand ont disparu à la
fois la possibilité de restaurer une
continuité illusoire, et l’ambition de faire
table rase du passé ? Aujourd’hui, la panne
de l’autorité est une panne du désir
d’avenir.
Pas
d’autorité sans consentement
L’autorité,
écrit l’historien et académicien
René Rémond, « répond à
la conviction (…) qu’aucun groupement humain,
si petit qu’il soit, de la famille à la
société la plus vaste et la plus complexe,
ne peut se passer d’autorité : elle est
indispensable pour maintenir la cohésion du
groupe, pour imposer aux volontés individuelles le
respect d’un intérêt
présumé supérieur ».
Une autorité qui n’est pas reconnue
n’est pas une
autorité. Même si
s’exprime, ça et là, un désir
d’ordre, et même si certains s’empressent
de répondre à cette demande
supposée, il existe cependant une contradiction
majeure : chaque fois qu’apparaît une
dérive de type autoritaire, la
société française s’empresse de
la contester. La crise du CPE a été le
dernier exemple en date.
Des autorités
rivales
La crise centrale de
l’autorité aujourd’hui n’est pas
tant l’absence de l’autorité
elle-même que la multiplication des
autorités rivales et, corollairement, la floraison
des contradictions qui naissent des multiples
allégeances des individus. La confusion guette et,
avec elle, les passions identitaires, les
fondamentalismes. Là, l’autorité
revient en force. Mais sous une forme
dévoyée.
L’autorité
autorise
Si l’autorité
est en crise, elle n’est pas morte. Elle est
toujours là, même dans les périodes
où elle est très contestée. Elle est
indispensable à la vie en société et
n’a jamais vraiment cessé de jouer son
rôle de lien, notamment entre les
générations. L’autorité, parce
qu’elle n’est pas réductible à
une technique mais qu’elle se construit sur des
représentations du monde, a été
réinventée, chaque jour, à mesure
que ces représentations changeaient. Avec, il est
vrai, des hauts et des bas.
L’ambition qui
pourrait refonder aujour- d’hui
l’autorité serait non pas de conserver le
monde tel qu’il est, mais de préserver cette
autorité de l’usure, d’assurer sa
permanence, pour pouvoir assurer une suite et ouvrir sur
une expérience à inventer.
L’autorité
consisterait alors à donner à ceux qui
viendront après nous la capacité de
commencer à leur tour. Commencer, c’est
commencer de continuer, dans les pas des
générations précédentes.
Continuer, étant aussi, et c’est notre
tâche, continuer de commencer. Paul Ricœur
disait : « Je reporte sur ceux qui viendront
après moi la tâche de prendre la
relève de mon désir d’être, de
mon effort pour exister, dans le temps des vivants
».