paru dans La Croix du 17/02/2010
Conflits de famille
C’est parce
qu’il y a des liens d’amour et de sang dans la
famille, et qu’on en attend beaucoup, que les
conflits sont si nombreux et si douloureux
La famille, cela se vérifie de
sondages en enquêtes, vient en tête des
valeurs des Français, à une majorité
écrasante, y compris chez les 15-25 ans.
C’est même, pour 57 % d’entre eux, «
le seul endroit où l’on se sent bien et
détendu » (1). Et pourtant !
Parallèlement, le nombre de ruptures familiales ne
cesse d’augmenter.
« Depuis trente ans que j’exerce,
je vois augmenter les conflits familiaux, parce que notre
société est de plus en plus conflictuelle
», constate un notaire installé à
Aix-en-Provence. Et de décliner les raisons :
« le nombre des divorces, bien sûr, mais aussi
la manière dont ils se passent. Au moment de la
division du patrimoine, on voulait plutôt aller
vite, trouver une solution amiable. Aujourd’hui, les
gens viennent souvent avec leur “conseil”, un
avocat qui pousse chacun à obtenir le maximum.
J’en vois certains, pourtant intelligents, perdre
tout bon sens et tirer parti de leur capacité de
nuisance pour se venger. En ce qui concerne les
successions, on est passé de la transmission
organisée par les parents à une sorte de
démocratie familiale, où les enfants
veulent tous dire leur mot. Là aussi, les divorces
rejaillissent, avec des oppositions entre le conjoint du
défunt et les enfants de premiers mariages, entre
les enfants d’unions différentes, lorsque
certains sont avantagés. Les plus jeunes
générations acceptent aussi moins bien
l’autorité, et donc la loi. Or, notre
rôle à nous, notaires, dans un moment
symbolique toujours important, est de dire la loi et de
trouver des solutions pour “empêcher les
différends entre hommes de bonne foi”.
»
Des conflits qui parfois empoisonnent la
vie, font naître la haine
Certes, ces différends font partie
de la vie, y compris et surtout en famille, car on peut
s’aimer sans être toujours d’accord !
Mais au-delà des absences d’atomes crochus,
des énervements ou des incompréhensions, il
y a des conflits qui empoisonnent la vie, font
naître la haine, entraînent des ruptures, des
souffrances, altèrent l’existence, aussi bien
de ceux qui les subissent que de ceux qui les
provoquent.
La liste en est sans fin, aussi longue
qu’il y a de membres dans une famille, et
d’autant plus que celle-ci est complexe,
décomposée, recomposée : dans le
couple, bien sûr (et la séparation ne
résout pas tout) ; entre l’un des deux
parents et ses enfants, lorsque ceux-ci ont pris le parti
de l’autre ; entre les enfants devenus adultes et
leurs parents, qui parfois s’étendent aux
petits-enfants, lorsqu’ils sont
empêchés de se rencontrer ; entre
frères et soeurs, tout au long de la vie ; entre
demi-frères et demi-sœurs, plus encore. Et
toujours entre belles-mères et brus, ou entre les
nouveaux compagnons des parents, et les enfants de
l’autre ; entre lignées différentes
même, quand les brouilles passent les
générations parce qu’elles sont
entretenues. Tout cela se cristallise lors des
réunions de famille, des décisions à
prendre en commun ; et bien sûr des successions,
avec des conséquences lourdes parfois pour les
« héritiers ».
Rares sont les familles exemptes de
conflit, même s’il y en a de plus
conflictuelles que d’autres, ou qui savent mieux
s’en débrouiller. Aucune n’en est
très fière, tant il est convenu que la
famille est le lieu protégé de la douceur
et de l’amour. Alors, qu’y a-t-il donc
derrière ces règlements de comptes tels
qu’ils affleurent chez le notaire ?
"Ce qui se joue dans ces conflits
c’est toujours une demande de reconnaissance
existentielle"
Nicole Prieur, psychothérapeute,
l’explique ainsi : « Quand on aime, tout compte
! Ce qui se joue dans les conflits familiaux, c’est
toujours une demande profonde de reconnaissance
existentielle : “Dis-moi que je suis quelqu’un
de bien, dis-moi que je suis important(e) pour toi,
dis-moi, enfin, que tu m’aimes !”. Il en va de
sa propre image de soi, que l’on construit à
travers ses relations familiales. Et comme tout cela est
très difficile à exprimer, on va se
disputer sur des objets souvent dérisoires. Plus
on aime, plus on attend, et plus on est sensible aux
manques : les phrases blessantes prononcées, les
anniversaires oubliés, les cadeaux non
reçus, et pire encore, donnés à
d’autres. Alors les sentiments, de positifs
deviennent négatifs, et l’amour se transforme
en haine et en violence ; c’est en famille que les
conflits font le plus souffrir, bien plus qu’en
amitié ou dans la vie professionnelle. »
Le fameux exemple des petites
cuillères de l’héritage montre bien
qu’il s’agit, au-delà de leur valeur
vénale, de savoir qui mérite le plus de les
avoir, à qui les autres vont reconnaître la
priorité, qui aura le privilège de les
utiliser au petit déjeuner, lui ou elle, et tous
ses descendants ? Pour la psychologue, ces raisons
inconscientes de conflit peuvent être assez
facilement décryptées. On arrive alors
à les surmonter : « Plutôt que de se
battre pour être aimé, face à son
frère ou à sa belle-mère,
demandons-nous comment nous témoigner mutuellement
cette reconnaissance qui apaise les antagonismes.
»
"Vient un moment où il faut
renoncer à présenter la facture !"
Mais les choses sont parfois plus
compliquées : « Les nouvelles formes de
famille sont très complexes ; et les conflits
passent les générations, de façon
très inconsciente. Lorsqu’un conflit et donc
un traumatisme n’ont pas été
résolus, la génération suivante peut
alors répéter l’histoire à son
insu, se sentir investie d’une mission de
réparation, sans avoir tous les
éléments pour la débrouiller. Parce
qu’une génération verrouille
l’histoire, leurs enfants en souffrent encore plus.
Il leur faut plus de temps et de travail pour s’en
libérer. Je vois ainsi beaucoup d’adultes
venir, non pas pour cela bien sûr, mais à
cause de symptômes, dépressifs ou autres. En
parlant, ils mettent au jour des conflits avec leurs
parents, une haine, qu’ils traînent comme des
boulets. Les grands-parents ne comprennent pas, et les
petits-enfants sont perdus, coupés de leur
filiation. »
Nicole Prieur remarque encore : « Les
revendications individuelles sont plus fortes ; on compte
sur la famille, mais chacun passe avant le clan ; il me
semble aussi qu’on se met plus souvent
qu’autrefois en position de victime. »
Elle n’est pas pour autant pessimiste.
« Vient un moment où il faut renoncer
à présenter la facture ! Une fois
dénoncé tout ce qu’on n’a pas
reçu (un père absent, une injustice…),
il faut reconnaître aussi ce qu’on a
reçu. Si les adolescents ont besoin de
régler leurs comptes, le psychisme des jeunes
adultes redevient plus souple, ils peuvent se
libérer de ces comptes insolvables : “Oui, ma
mère préfère mon frère, et
alors ? Je n’ai plus besoin de sa reconnaissance, ni
des petites cuillères de l’héritage,
pour construire ma vie !” »
Et d’ajouter encore : « Le
psychisme peut bouger à tous les âges, les
familles sont des systèmes vivants, les places
évoluent et les relations aussi. On n’aura
jamais fini de régler toutes les tensions en
suspens, mais cela n’empêche pas de
s’aimer et de passer de bons moments ensemble !
»
Guillemette DE LA BORIE